Danseur doté d'une écriture
chorégraphique très personnelle et avant-gardiste, Andrés Marín signe
et interprète les chorégraphies de "Golgota", le nouveau
spectacle de Bartabas qui a obtenu un véritable succès. Après
avoir assisté à l'une des représentations qui avait lieu au
Théâtre du Rond-point, à Paris, nous avons eu un entretien avec
ce danseur qui nous a parlé, à cœur ouvert, de ce spectacle, de
sa vision de la danse, du Flamenco et de ses projets:
- Andrés Marín, tu danses dans
"Golgota", spectacle de Bartabas dans lequel tu signes les
chorégraphies. C'est la première fois que Bartabas collabore
avec un artiste Flamenco, n'est-ce pas?
- Bartabas qui s'intéresse
pourtant au flamenco n'avait encore rien fait avec des
artistes de cet univers car il voulait éviter de tomber dans
les clichés du Flamenco avec les chevaux. Pour un étranger,
cela peut paraitre exotique, mais le Flamenco est arrivé à
un stade où il n'est plus du tout exotique. Il est devenu
une distraction continuelle de vide, d'une culture qui
n'évolue pas. Pour que les cultures survivent, il faut
qu'elles se renouvellent. Artisanat et Art sont deux choses
différentes. L'art doit tourner son regard vers l e monde
universel, sans perdre son identité et sa connaissance. Ce
n'est pas parce qu'un danseur s'habille avec des vêtements
Flamencos qu'il connait cet art. Lorsque Bartabas a vu mes
différents spectacles, il a compris que j'évoluais
dans un autre type de langage. Il a vu en moi un danseur qui
faisait une autre lecture du Flamenco et il a vu en moi, ce
que j'ai toujours moi-même cherché: l'homme qui danse et non
un flamenco stéréotypé. Il m'a donc proposé de travailler
avec lui dans ce spectacle.
- La rencontre avec Bartabas,
comment a-t-elle eu lieu? vous qui avez chacun une
personnalité très forte , comment avez-vous fait pour
mélanger votre travail d'une manière si harmonieuse?
- Tout d'abord il a vu ma
manière de danser, il a vu les différents accessoires que
j'utilisais dans mes spectacles précédents comme la planche dans le
spectacle "Asymetria", par exemple, puis il m'invita une
première fois à Amiens pour voir sa création antérieure
nommée "Le centaure et l'animal", merveilleux spectacle dans
lequel il travaille aux cotés de Ko Murobushi, un grand
danseur de Butô. Je suis allé le voir et j'ai vraiment été
époustouflé par son travail. Puis, il est venu à Séville et
nous sommes restés environ une dizaine de jours au studio.
Tous les matins et après midi, nous discutions beaucoup,
échangions nos points de vue. Il aime les gens qui ont leur
personnalité propre. Il sait ce qu'il veut, comment il le
veut et pourquoi il le veut. Après m'avoir donné quelques
indications, nous avons concrétisé une sorte de parrainage
puis il m'a laissé mener librement mes chorégraphies. Ce qui
l'intéressait, c'est que je sois moi-même. Il m'a précisé
certains détails concernant les chevaux car il sait
exactement ce qu'il veut, sur ce point.
- C'est la première fois que
tu partages les planches avec des chevaux. Comment as-tu
vécu de moment?
- J'ai du apprendre beaucoup
car avec le cheval, il faut faire très attention. En effet,
il peut prendre peur très facilement. Il faut donc avoir
beaucoup de tact avec lui, ne pas être brusque. J'aime
danser avec les animaux. Le cheval nous sent, il nous
reconnait. Il faut un certain temps pour que la relation
s'instaure et lorsqu'il nous
reconnait enfin, quand on pense que c'est un fait acquis, il faut
faire attention car il peut encore s'effrayer, malgré tout.
Finalement, il ne nous reconnait jamais complètement car c'est
un animal qui est fait pour fuir, pour galoper. C'est
un animal qui sert aux prédateurs pour qu'ils
s'alimentent. Son instinct, c'est de courir. Quand je vois ce
que Bartabas arrive à faire avec les chevaux, sur scène, je
suis vraiment admiratif et il arrive même à les arrêter dans
le temps!
- Que souhaiterais-tu nous
dire d'autre à propos de Bartabas? comment perçois- tu son univers?
- Bartabas est un créateur de
rêve unique en son genre. Il se produit sur scène depuis de
nombreuses années et, dans ses spectacles, il a abordé
tellement de thématiques qu'il connait presque tout. Il
détient une vision créatrice très personnelle. Dans son
spectacle "Le centaure et l'animal", j'ai été époustouflé
par sa créativité et la manière dont il assure la lenteur du
spectacle, sa manière d'aller à contre courant de la
tendance actuelle qui est de vivre dans la rapidité. Les
gens veulent du cirque, du divertissement, il ne veulent pas
imaginer et Bartabas, lui, suscite l'imagination du
public; il laisse les gens imaginer ce qu'ils veulent.
Nous sommes dans une société, à mon gout, un peu vide.
J'apprends beaucoup de Bartabas car je vois que c'est un
vrai Maestro, avec beaucoup de productions à son acquis; il
a développé des thématiques très complexes, qui sont
toujours indissociablement liées à son univers. C'est un
créateur de mondes, d'imaginaire et de songes. Je n'ai pas
rencontré un autre artiste qui utilise mieux que lui la
scène, l'animal, la thématique, les lumières et le temps. La
où je me rapproche beaucoup de lui, c'est dans le fait qu'il
n'est pas narratif et qu'il va à l'essentiel.
- On ressent aussi une
complicité entre Bartabas et toi. Est-ce naturel où
l'avez-vous acquise en travaillant ensemble?
- C'est naturel. Je pense
qu'il a perçu très vite nos similitudes de
personnalité, de sensibilité et de caractère. J'ai,
comme lui, un caractère fort. Lui, il a affiné l'esthétique,
avec moi. Même dans l'esthétique, les bras, on peut se
ressembler.
- Le spectacle "Golgota" se
réfère à la passion du Christ et aussi à la semaine Sainte.
Comment as-tu travaillé cette thématique?
- Pour moi, la semaine Sainte,
c'est quelque chose qui provient de mon enfance. En tant que
Sévillan, cela fait partie de ma culture. Les processions de
la semaine sainte ne cessent d'être un théâtre, une
compétition entre les différentes villes espagnoles qui y
participent. Bartabas perçoit aussi cela, à sa manière. Il dit que
lorsqu'il était enfant, il percevait la messe comme un
théâtre. J'ai fait une lecture de la semaine sainte en
cherchant l'ouverture et une vision artistique. J'ai utilisé
différents accessoires en lien avec cela comme les
cloches, les capirotes* et les cierges. Je fais allusion
au mysticisme, à ce que l'homme ressent avec la croyance.
- Quelles sont les difficultés
que tu as du dépasser dans ce spectacle?
- J'ai éprouvé certaines
difficultés à danser sur le sable, ou plus précisément sur
un matériau qui est comme du caoutchouc et qui a la même
texture que le sable. C'était très instable comme
support et c'est sur cela que je dois maintenir l'équilibre; de
plus je n'entends pas la précision des pieds car ce matériau
absorbe les sons. Je dois donc ne pas me guider avec le son
mais plutôt le garder dans mon mental. Le son devient alors
une
sorte de sensation, de pulsation intérieure.
- Par le fait que tu sois accompagné
par des chants et musiques de la renaissance et que tu danses
pieds nus, à certains moments
du spectacle, penses-tu que t'éloignes des
codes du Flamenco traditionnel?
- Je ne le crois pas. Que sont
donc les codes traditionnels? Les gitans dansent pieds-nus,
les noirs dansent pieds nus, les indiens dansent pieds nus.
Les premières guitares du Flamenco empruntaient les musiques
du pré-Flamenco. La musique était déjà installée en Espagne
quand le Flamenco s'est crée. Le Flamenco est très récent.
Il y a une grande confusion sur ce point car il y a une
grande ignorance. Par exemple, quand j'écoute des notes des
guitaristes Sabicas, de Ramon Montoya ou d'Esteban Sanlucar, je
remarque qu'
ils étaient des guitaristes de musique classique espagnole et de
musique baroque qui jouaient avec les caractéristiques de la
musique composée. La musique provient de l'époque antérieure
au Flamenco. Mais on peut faire un Flamenco en le
stéréotypant et en occultant les étapes. Enrique El Mellizo
a crée une Malagueña
influencée par les chants grégoriens. C'était un musicien et
un mystique. En effet, il allait souvent à l'église et, c'est en écoutant
les chants grégoriens et l'orgue qu'il a crée sa Malagueña.
Le problème c'est que, souvent, les gens créent des stéréotypes à partir de ce qu'on leur vend
et ils ne se
renseignent que sur une partie de cet art. En réalité, ce
sont de bons interprètes mais pas toujours de bons
aficionados car ils n'ont pas forcement une connaissance
profonde et une culture réelle sur ce sujet. Celui qui ne
s'intéresse qu'à un certain type de Flamenco, il n'aime pas
le Flamenco mais uniquement "ce type de Flamenco".
- Comment définirais-tu le
Flamenco?
- Le Flamenco est un art ouvert avec des
codes qu'il faut connaitre et pour que le Flamenco puisse
évoluer, il faut qu'il ait une tradition forte et que ceux
qui le pratiquent le connaissent en profondeur.
-Que penses-tu de la
tradition familiale?
- La tradition familiale, il faut la
dépasser, car si elle n'est pas dépassée, elle reste à
l'état de tradition familiale. Dans une famille, on ne parle
que d'une thématique. Il faut universaliser, élargir le
discours vers l'être humain. Le Flamenco est un
lien d'interprétation qui nous permet d'aborder d'autres
thématiques avec une énergie et une connaissance
particulières. Cette connaissance c'est, par exemple
connaitre l'escobilla, le remate, la
llamada, les palos, etc. Le Flamenco est une
profession qui permet de dialoguer sans complexe avec
d'autres types d'art, dans un espace qui soit à la hauteur.
On ne peut pas vivre constamment avec la nostalgie. Le
Flamenco continue d'évoluer. Le passé est révolu. Il nous
sert uniquement comme référence. En fait, il s'agit de
transcender, de vouloir transcender, et de chercher la
transcendance.
- D'après toi, comment
transcende- t-on ?
- Moi, je suis en recherche. C'est une lutte
que je mène vis à vis de moi-même, jusqu'à la mort. Je suis
le point de départ, et le point d'arrivée. C'est une quête
vers soi-même.
- Ton style de danse est
abstrait, épuré; comment l'as-tu acquis?
-à force de l'épurer... c'est beaucoup
d'heures de travail! Certains cherchent à remplir et moi je
remplis et je vide constamment, jusqu'à ce que je rencontre
le mécanisme qui m'intéresse et qui me remplisse
émotionnellement. C'est comme une architecture. Nous vivons
dans un monde très baroque et moi j'essaye d'épurer. Je mets
de l'écorce et je l'enlève jusqu'à ce que la texture et
le volume me plaisent. De plus, je m'intéresse
beaucoup à la forme, à l'architecture, à la peinture; toute
la peinture m'intéresse beaucoup, la sculpture, le
corps humain représenté, le geste de l'homme. Quand
j'ai commencé à danser, il y a une trentaine d'années, j'ai
arrêté pendant un certain temps et, durant cette période, je suis parti en
Allemagne, puis j'ai repris la danse, au retour. Et quand
j'ai repris la danse, celle-ci avait évoluée, elle était à
une étape de son évolution. Donc, je me rappelle que je
donnais des cours en Allemagne et que j'allais aussi visiter
les musées; j'observais les sculptures des corps humains et
dans les années 89, je commençais déjà à traduire ces
postures avec ma danse. Tandis que d'autres construisaient,
moi je déconstruisais, mais je ne le faisais pas d'une manière
consciente. Je pensais simplement que le Flamenco est une
énergie et que si j'en connais les accents, il n'y a pas de
raisons de le rendre redondant ni de sortir un "Ole" vide de
sens. Le Flamenco va vraiment au delà, c'est beaucoup plus
spirituel, le Flamenco! C'est une façon d'être avec
soi-même. Quand je danse, c'est pour être au plus près de
moi-même et pour sentir aussi mes "extensions", si elles
existent.
- Ton expérience avec
Bartabas à-t-elle changée ta conception de la danse et ta
manière de danser?
- Non, j'ai toujours été ainsi. Avec lui,
j'ai appris des choses de la scène car c'est un Maestro,
mais il n'a pas changé ma manière de danser. J'ai toujours
dansé avec cette liberté. Ce qui se passe, c'est que le
Flamenco ne te permet pas d'avoir cette liberté car les
codes des palos rendent les choses hermétiques. De plus, le public veut
voir une série de coutumes. Les palos sont
routiniers: salida, escobilla, letra, falseta, etc.
puis, on peut changer et faire une falseta, une escobilla,
une letra, mais finalement tout cela c'est pareil! A,E,I,O,U devient U,I,A,I,E, etc. On peut changer les
paroles, mais, finallement, on garde les mêmes phrases.
- Ce que tu cherches au
travers de la danse, c'est la liberté, n'est-ce pas?
-oui, la liberté absolue.
- ... et ta quête
véritable, au delà de la liberté, qu'elle est-elle?
- Etre avec moi-même. Si je ressens que le
public est anesthésié, j'essaye de le sortir de cet état
d'engourdissement. J'essaye d'être le plus honnête possible et
de donner le meilleur de moi-même, avec toute ma
sincérité. J'essaye d'apporter chaque fois un monde neuf
dans chacun de mes spectacles. Ce que je danse dans "Tétuano"
n'a rien à voir avec "Golgota", par
exemple. On remarque la différence. Dans ce spectacle, nous
sommes dans le mysticisme, dans l' autre spectacle, je danse
l'homme dans sa dureté, son aspect viscéral. Donc je danse
sur différents registres. J'essaye de ne pas me figer comme
une statue de cire car il faut vivre des expériences, des
émotions, vivre tout simplement.
- Une tournée avec Golgota?,
tes projets?
- Nous avons beaucoup de dates avec "Golgota".
Nous allons, entre autre, à Blagnac, à Perpignan, à Lyon, en Italie.
L'année prochaine nous reviendrons à Paris, avec ce
spectacle, puis nous irons
à Londres. Je mène aussi un projet personnel, une création
avec des artistes indiens du Rajasthan; je présenterai ce spectacle à
la Cité de la Musique, à Paris. Il y a aussi le
spectacle Tetuano qui tourne, ainsi que du Flamenco de
lecture traditionnelle, c'est à dire avec des palos,
et quand j'aurai terminé la tournée de "Golgota", je
me consacrerai à d'autres projets...
- Un agenda bien
rempli! Merci Andrés pour cet
entretien, pour ton talent qui est immense, et pour ton
travail dont la qualité et la profondeur nous touchent vraiment.

Voir le reportage sur le spectacle "Golgota":
cliquer ici
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