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Interview d'Andrés Marín

 réalisée par  Isabelle Jacq Gamboena

à Paris,  mai 2014

 

 

Danseur doté d'une écriture chorégraphique très personnelle et avant-gardiste, Andrés Marín signe et interprète les chorégraphies de "Golgota", le nouveau spectacle de Bartabas qui a obtenu un véritable succès. Après avoir assisté à l'une des représentations qui avait lieu au Théâtre du Rond-point, à Paris, nous avons eu un entretien avec ce danseur qui nous a parlé, à cœur ouvert, de ce spectacle, de sa vision de la danse, du Flamenco et de ses projets:

- Andrés Marín, tu danses dans "Golgota", spectacle de Bartabas dans lequel tu signes les chorégraphies. C'est la première fois que Bartabas collabore avec un artiste Flamenco, n'est-ce pas?

- Bartabas qui s'intéresse pourtant au flamenco n'avait encore rien fait avec des artistes de cet univers car il voulait éviter de tomber dans les clichés du Flamenco avec les chevaux. Pour un étranger, cela peut paraitre exotique, mais le Flamenco est arrivé à un stade où il n'est plus du tout exotique. Il est devenu une distraction continuelle de vide, d'une culture qui n'évolue pas. Pour que les cultures survivent, il faut qu'elles se renouvellent. Artisanat et Art sont deux choses différentes. L'art doit tourner son regard vers le monde universel, sans perdre son identité et sa connaissance. Ce n'est pas parce qu'un danseur s'habille avec des vêtements Flamencos qu'il connait cet art. Lorsque Bartabas a vu mes différents spectacles,  il a compris que j'évoluais dans un autre type de langage. Il a vu en moi un danseur qui faisait une autre lecture du Flamenco et il a vu en moi, ce que j'ai toujours moi-même cherché: l'homme qui danse et non un flamenco stéréotypé. Il m'a donc proposé de travailler avec lui dans ce spectacle.

- La rencontre avec Bartabas, comment a-t-elle eu lieu? vous qui avez chacun une personnalité très forte , comment avez-vous fait pour mélanger votre travail d'une manière si harmonieuse?

- Tout d'abord il a vu ma manière de danser, il a vu les différents accessoires que j'utilisais dans mes spectacles précédents comme la planche dans le spectacle "Asymetria", par exemple, puis il m'invita une première fois à Amiens pour voir sa création antérieure nommée "Le centaure et l'animal", merveilleux spectacle dans lequel il travaille aux cotés de Ko Murobushi, un grand danseur de Butô. Je suis allé le voir et j'ai vraiment été époustouflé par son travail. Puis, il est venu à Séville et nous sommes restés environ une dizaine de jours au studio. Tous les matins et après midi, nous discutions beaucoup, échangions nos points de vue. Il aime les gens qui ont leur personnalité propre. Il sait ce qu'il veut, comment il le veut et pourquoi il le veut. Après m'avoir donné quelques indications, nous avons concrétisé une sorte de parrainage puis il m'a laissé mener librement mes chorégraphies. Ce qui l'intéressait, c'est que je sois moi-même. Il m'a précisé certains détails concernant les chevaux car il sait exactement ce qu'il veut, sur ce point.

- C'est la première fois que tu partages les planches avec des chevaux. Comment as-tu vécu de moment?

- J'ai du apprendre beaucoup car avec le cheval, il faut faire très attention. En effet, il peut prendre peur très facilement. Il faut donc avoir beaucoup de tact avec lui, ne pas être brusque. J'aime danser avec les animaux. Le cheval nous sent, il nous reconnait. Il faut un certain temps pour que la relation s'instaure et lorsqu'il nous reconnait enfin, quand on pense que c'est un fait acquis, il faut faire attention car il peut encore s'effrayer, malgré tout.  Finalement, il ne nous reconnait jamais complètement car c'est un animal qui est fait pour  fuir, pour galoper. C'est un animal qui sert aux prédateurs pour qu'ils  s'alimentent. Son instinct, c'est de courir. Quand je vois ce que Bartabas arrive à faire avec les chevaux, sur scène, je suis vraiment admiratif et il arrive même à les arrêter dans le temps!

- Que souhaiterais-tu nous dire d'autre à propos de Bartabas? comment perçois- tu son univers?

- Bartabas est un créateur de rêve unique en son genre. Il se produit sur scène depuis de nombreuses années et, dans ses spectacles, il a abordé tellement de thématiques qu'il connait presque tout. Il détient une vision créatrice très personnelle. Dans son spectacle "Le centaure et l'animal", j'ai été époustouflé par sa créativité et la manière dont il assure la lenteur du spectacle, sa manière d'aller à contre courant de la tendance actuelle qui est de vivre dans la rapidité. Les gens veulent du cirque, du divertissement, il ne veulent pas imaginer et Bartabas, lui, suscite l'imagination du  public; il laisse les gens imaginer ce qu'ils veulent. Nous sommes dans une société, à mon gout, un peu vide. J'apprends beaucoup de Bartabas car je vois que c'est un vrai Maestro, avec beaucoup de productions à son acquis; il a développé des thématiques très complexes, qui sont toujours indissociablement liées à son univers. C'est un créateur de mondes, d'imaginaire et de songes. Je n'ai pas rencontré un autre artiste qui utilise mieux que lui la scène, l'animal, la thématique, les lumières et le temps. La où je me rapproche beaucoup de lui, c'est dans le fait qu'il n'est pas narratif et qu'il va à l'essentiel.

- On ressent aussi une complicité entre Bartabas et toi. Est-ce naturel où l'avez-vous acquise en travaillant ensemble?

- C'est naturel. Je pense qu'il a perçu très vite nos similitudes de personnalité, de sensibilité et de caractère. J'ai, comme lui, un caractère fort. Lui, il a affiné l'esthétique, avec moi. Même dans l'esthétique, les bras, on peut se ressembler.

- Le spectacle "Golgota" se réfère à la passion du Christ et aussi à la semaine Sainte. Comment as-tu travaillé cette thématique?

- Pour moi, la semaine Sainte, c'est quelque chose qui provient de mon enfance. En tant que Sévillan, cela fait partie de ma culture. Les processions de la semaine sainte ne cessent d'être un théâtre, une compétition entre les différentes villes espagnoles qui y participent.  Bartabas perçoit aussi cela, à sa manière. Il dit que lorsqu'il était enfant, il percevait la messe comme un théâtre. J'ai fait une lecture de la semaine sainte en cherchant l'ouverture et une vision artistique. J'ai utilisé différents accessoires en lien avec cela comme les cloches, les capirotes* et les cierges. Je fais allusion au mysticisme, à ce que l'homme ressent avec la croyance.

- Quelles sont les difficultés que tu as du dépasser dans ce spectacle?

-  J'ai éprouvé certaines difficultés à danser sur le sable, ou plus précisément sur un matériau qui est comme du caoutchouc et qui a la même texture que le  sable. C'était très instable comme support et c'est sur cela que je dois maintenir l'équilibre; de plus je n'entends pas la précision des pieds car ce matériau absorbe les sons. Je dois donc ne pas me guider avec le son mais plutôt le garder dans mon mental. Le son devient alors une sorte de sensation, de pulsation intérieure.

- Par le fait que tu sois accompagné par des chants et musiques de la renaissance et que tu danses pieds nus, à certains moments du spectacle, penses-tu que t'éloignes des codes du Flamenco traditionnel?

- Je ne le crois pas. Que sont donc les codes traditionnels? Les gitans dansent pieds-nus, les noirs dansent pieds nus, les indiens dansent pieds nus. Les premières guitares du Flamenco empruntaient les musiques du pré-Flamenco. La musique était déjà installée en Espagne quand le Flamenco s'est crée. Le Flamenco est très récent. Il y a une grande confusion sur ce point car il y a une grande ignorance. Par exemple, quand j'écoute des notes des guitaristes Sabicas, de Ramon Montoya ou d'Esteban Sanlucar, je remarque qu' ils étaient des guitaristes de musique classique espagnole et de musique baroque qui jouaient avec les caractéristiques de la musique composée. La musique provient de l'époque antérieure au Flamenco. Mais on peut faire un Flamenco en le stéréotypant et en occultant les étapes. Enrique El Mellizo a crée une Malagueña influencée par les chants grégoriens. C'était un musicien et un mystique. En effet, il allait souvent à l'église et, c'est en écoutant les chants grégoriens et l'orgue qu'il a crée sa Malagueña. Le problème c'est que, souvent, les gens créent des stéréotypes à partir de ce qu'on leur vend et ils ne se renseignent que sur une partie de cet art. En réalité, ce sont de bons interprètes mais pas toujours de bons aficionados car ils n'ont pas forcement une connaissance profonde et une culture réelle sur ce sujet. Celui qui ne s'intéresse qu'à un certain type de Flamenco, il n'aime pas le Flamenco mais uniquement "ce type de Flamenco".

- Comment définirais-tu le Flamenco?

- Le Flamenco est un art ouvert avec des codes qu'il faut connaitre et pour que le Flamenco puisse évoluer, il faut qu'il ait une tradition forte et que ceux qui le pratiquent le connaissent en profondeur.

-Que penses-tu de la tradition familiale?

- La tradition familiale, il faut la dépasser, car si elle n'est pas dépassée, elle reste à l'état de tradition familiale. Dans une famille, on ne parle que d'une thématique. Il faut universaliser, élargir le discours vers l'être humain.  Le Flamenco est un lien d'interprétation qui nous permet d'aborder d'autres thématiques avec une énergie et une connaissance particulières. Cette connaissance c'est, par exemple connaitre l'escobilla, le remate, la llamada, les palos, etc. Le Flamenco est une profession qui permet de dialoguer sans complexe avec d'autres types d'art, dans un espace qui soit à la hauteur. On ne peut pas vivre constamment avec la nostalgie. Le Flamenco continue d'évoluer. Le passé est révolu. Il nous sert uniquement comme référence. En fait, il s'agit de transcender, de vouloir transcender, et de chercher la transcendance.

- D'après toi, comment transcende- t-on ?

- Moi, je suis en recherche. C'est une lutte que je mène vis à vis de moi-même, jusqu'à la mort. Je suis le point de départ, et le point d'arrivée. C'est une quête vers soi-même.

- Ton style de danse est abstrait, épuré; comment l'as-tu acquis?

-à force de l'épurer... c'est beaucoup d'heures de travail! Certains cherchent à remplir et moi je remplis et je vide constamment, jusqu'à ce que je rencontre le mécanisme qui m'intéresse et qui me remplisse émotionnellement. C'est comme une architecture. Nous vivons dans un monde très baroque et moi j'essaye d'épurer. Je mets de l'écorce et je l'enlève jusqu'à ce que la texture et le volume me plaisent.  De plus, je m'intéresse beaucoup à la forme, à l'architecture, à la peinture; toute la peinture m'intéresse beaucoup, la sculpture,  le corps humain représenté, le geste de l'homme.  Quand j'ai commencé à danser, il y a une trentaine d'années, j'ai arrêté pendant un certain temps et, durant cette période, je suis parti en Allemagne, puis j'ai repris la danse, au retour. Et quand j'ai repris la danse, celle-ci avait évoluée, elle était à une étape de son évolution. Donc, je me rappelle que je donnais des cours en Allemagne et que j'allais aussi visiter les musées; j'observais les sculptures des corps humains et dans les années 89, je commençais déjà à traduire ces postures avec ma danse. Tandis que d'autres construisaient, moi je déconstruisais, mais je ne le faisais pas d'une manière consciente. Je pensais simplement que le Flamenco est une énergie et que si j'en connais les accents, il n'y a pas de raisons de le rendre redondant ni de sortir un "Ole" vide de sens. Le Flamenco va vraiment au delà, c'est beaucoup plus spirituel, le Flamenco! C'est une façon d'être avec soi-même. Quand je danse, c'est pour être au plus près de  moi-même et pour sentir aussi mes "extensions", si elles existent.

- Ton expérience avec Bartabas à-t-elle changée ta conception de la danse et ta manière de danser?

- Non, j'ai toujours été ainsi. Avec lui, j'ai appris des choses de la scène car c'est un Maestro, mais il n'a pas changé ma manière de danser. J'ai toujours dansé avec cette liberté. Ce qui se passe, c'est que le Flamenco ne te permet pas d'avoir cette liberté car les codes des palos rendent les choses hermétiques. De plus, le public veut voir une série de coutumes. Les palos sont routiniers: salida, escobilla, letra, falseta, etc. puis, on peut changer et faire une falseta, une escobilla, une letra, mais finalement tout cela c'est pareil! A,E,I,O,U devient U,I,A,I,E, etc. On peut changer les paroles, mais, finallement, on garde les mêmes phrases.

- Ce que tu cherches au travers de la danse, c'est la liberté, n'est-ce pas?

-oui, la liberté absolue.

- ... et ta quête véritable, au delà de la liberté, qu'elle est-elle?

- Etre avec moi-même. Si je ressens que le public est anesthésié, j'essaye de le sortir de cet état d'engourdissement. J'essaye d'être le plus honnête possible et de donner le meilleur de moi-même, avec  toute ma sincérité. J'essaye d'apporter chaque fois un monde neuf dans chacun de mes spectacles. Ce que je danse dans "Tétuano" n'a rien à voir  avec "Golgota", par exemple. On remarque la différence. Dans ce spectacle, nous sommes dans le mysticisme, dans l' autre spectacle, je danse l'homme dans sa dureté, son aspect viscéral. Donc je danse sur différents registres. J'essaye de ne pas me figer comme une statue de cire car il faut vivre des expériences, des émotions, vivre tout simplement.

- Une tournée avec Golgota?,  tes projets?

- Nous avons beaucoup de dates avec "Golgota". Nous allons, entre autre, à Blagnac, à Perpignan, à Lyon, en Italie. L'année prochaine nous reviendrons à Paris, avec ce spectacle, puis nous irons à Londres. Je mène aussi un projet personnel, une création avec des artistes indiens du Rajasthan; je présenterai ce spectacle à la Cité de la Musique, à Paris. Il y a aussi  le spectacle Tetuano qui tourne, ainsi que du Flamenco de lecture traditionnelle, c'est à dire avec des palos, et quand j'aurai terminé la tournée de "Golgota", je me consacrerai à d'autres projets...

- Un agenda bien rempli! Merci Andrés pour cet entretien, pour ton talent qui est immense, et pour ton travail dont la qualité et la profondeur nous touchent vraiment.

- Merci à toi!

Voir le reportage sur le spectacle "Golgota": cliquer ici

Visiter le site web d'Andrés Marín: cliquer ici

 

* Capirote: chapeau pointu en forme de cône utilisé en Espagne durant les processions de la Semaine sainte.