Interview de la bailaora Carmen
Cortés réalisée par Isabelle Jacq, en avril 07
pour Musique Alhambra

Carmen Cortés
C'est une heure avant le spectacle intitulé 'De Acordes Dos'
que la grande bailaora Carmen Cortés nous a accordé un entretien. Nous avions eu
l'honneur d'attendre ce moment en la voyant danser, accompagnée par
Gerardo Nuñez et son groupe, lors de la répétition et du réglage du son, sur la
scène de l'institut du monde Arabe, à Paris. Carmen portait une tenue souple , relax
et elle était toujours aussi sublime. Lorsque cette étape fut terminée, elle
s'est assise à nos côtés et nous avons entamé l'interview:
- Carmen Cortés, tu
es une grande danseuse et une référence dans le monde du Flamenco. Dans
ton baile, tu as une extraordinaire capacité à relier le Flamenco traditionnel
à une démarche artistique résolument contemporaine.
Pourrais-tu nous dire comment tu as été mise en contact avec le Flamenco, au
début de ton parcours artistique?
- Mes parents sont
andalous ainsi que toute ma famille, bien que nous ayons immigré à Barcelone. De
plus,
mon père était gitan. Dans la famille, toutes les fêtes se font au travers du Flamenco. C'est
donc un art que j'ai découvert à la naissance.
-
Comment as-tu
débuté ton apprentissage de la danse?
- J'ai commencé à
danser dans les festivals où mes parents m'amenaient avec
mon frère, Mario Cortés*,
le fameux fabriquant de cajones. Il jouait de la guitare etnous
participions aux festivals juvéniles et
nos parents nous amenaient aussi dans les peñas andalouses à Barcelone. Je débutais, professionnellement
d'une manière autodidacte. Plus tard, comme mon métier m'intéressait
beaucoup, je souhaitais approfondir mes connaissances et découvrir d'autres
manières de danser. Je m'intéressais donc aussi aux danses contemporaine et
classique. Après avoir dansé dans divers tablaos et avec Mario Maya
et dans plusieurs compagnies, j' entrais à l'école Nationale de danse pour
prendre des cours. Je reçus un enseignement global: danse classique, espagnole, castagnettes,
école bolera... Comme la danse me passionne, je me consacrais beaucoup à chaque
forme de danse.
-
La pratique de la danse
classique , que t'a-t-elle apportée ?
-
Cela m'a beaucoup apporté...en fait toute forme de danse apporte pendant un apprentissage, à
partir du moment où elle est enseignée par de bons professeurs et avec une bonne pédagogie. J 'ai étudié aussi les
danses régionales, les jotas, les gallegos, de tout..
-Penses-tu qu'il
est nécessaire de pratiquer une autre forme de danse avant de se lancer dans
l'apprentissage du
Flamenco?
- Pour
celui qui veut se dédier professionnellement au Flamenco, il est
nécessaire d'être ouvert à toutes types de danses . Mais, si l'élève considère le Flamenco comme un loisir et que le Flamenco soit
la danse qu'il préfère, le mieux pour lui est de passer le plus de temps
possible dans
l'apprentissage du Flamenco.
-
Comment
pourrais-tu définir le Flamenco?
- Le
Flamenco est une manière de vivre. C'est un art et une culture: celle de l'Espagne,
de l'Andalousie, de
l'être humain. C'est une danse et une musique très expressives et c'est
aussi l'expression du moment. Nous dansons différemment selon
l'état dans lequel nous nous trouvons au moment où nous dansons, même si
nous faisons le même pas qu'hier, ou qu'avant-hier.
-
Lorsque
tu danses, dès la première seconde, tu exprimes l'émotion d'une manière
intense et profonde. D'où provient cette jondura ? est-ce naturel
où est-ce le résultat d'un travail ?
- C'est
quelque chose qui est naturel en moi... Néanmoins, cette manière de danser
,de s'exprimer, je peux la transmettre à mes élèves.
-
Quelles
sont les rencontres Flamencas qui ont eu le plus d'importance pour toi?
- La
rencontre la plus importante pour moi a été celle avec Mario Maya, car cela
correspondait au moment où je souhaitais vraiment approfondir le
Flamenco car j'aime cet art. Mario Maya m'a proposé de danser dans sa
compagnie et d'être sa partenaire artistique et j'appris beaucoup en
écoutant ses conseils et en l'observant danser. Mario Maya ne donne pas
un apprentissage de pas comme cela se fait actuellement dans les écoles;
Son apprentissage permet d'aimer encore plus le Flamenco, de le respecter et être à
l'écoute.
-
Cela fait
plusieurs années que tu danses avec le grand guitariste Gerardo Nuñez, ton mari. Ta
collaboration artistique avec Gerardo a-t-elle changée ta manière de
danser et de percevoir le Flamenco?
- Nous
collaborons ensemble depuis le début de notre rencontre et nous
travaillons beaucoup ensemble. Dorénavant je travaille aussi
avec son quintet ou sa musique. Gerardo a toujours crée la musique sur
laquelle je danse ... En fait, ce qui a changé réellement pour moi , c'est
que le monde du jazz, je l'ai rencontré au travers de Gerardo. Comme
nous vivions ensemble déjà au moment où il a commencé à fréquenter
cet univers en tant que musicien, moi j'étais toujours à ses côtés et le
fait d' écouter une forme de musique sur laquelle je ne dansais pas
habituellement, cela a transformé mon regard sur la danse. Le jazz
traditionnel et le Flamenco ont des points communs, mais
l'improvisation que l'on trouve dans le Flamenco lorsque tous les musiciens
accompagnent la danse concerne plus précisément la danse. Alors que dans le Jazz,
chaque musicien a sa part et son moment pour s'exprimer librement, pour
improviser. Gerardo Nuñez et son groupe travaillent plutôt dans ce
sens.
-
Pourrais-tu nous parler du spectacle 'De Acordes Dos' auquel nous allons
assister ce soir? pourquoi ce titre?
- Le titre
'De Acordes dos ' apparut initialement pour un travail que fit Gerardo
avec un autre guitariste. Dans ce travail, il y avait de la
musique qui lui plaisait beaucoup et c'est cette musique qu'il propose dans ce spectacle. 'De Acordes Dos'
fait référence à la guitare et à la musique pour cordes.
Mais la danse a aussi son importance car il y a plusieurs thèmes dans lesquels
Gerardo inclut le baile.
-
Dans ce
spectacle 'De Acordes Dos', quels sont les thèmes les plus importants?
- Ils sont
tous importants car le travail de Gerardo est très élaboré . Ce
que nous faisons c'est que dans chaque thème personnel, nous incluons un
thème flamenco traditionnel. Généralement dans le Flamenco de Gerardo,
nous retrouvons les palos traditionnels du Flamenco, mais comme sa
musique est très riche , si le public n'est pas très connaisseur, il ne
reconnait pas forcement les palos . Nous trouvons donc les rythmes
traditionnels comme la solea, seguiriya, buleria, jaleo...les influences
jazz sont visibles aussi de par la présence de la contrebasse et du
style musical de Gerardo.
-
Tu as crée aussi ta compagnie et, en tant que chorégraphe , tu
réalises tes propres créations. quelles sont tes
créations les plus récentes?
- La
dernière création que j'ai présentée à la biennale de Séville et à
Madrid en septembre 2006 était 'Mujeres de Lorca' ; c'est un
spectacle qui se réfère à 5 drames écrits par Lorca dans lesquels les
femmes tiennent les rôles principaux. C'est un travail qui exprime
la revendication des femmes pour qu'on les écoute et c'est aussi un
plaidoyer en faveur de la liberté d'expression.
L'affiche du spectacle a été réalisée par Nathalie Goux, une
photographe dont j'apprécie beaucoup le travail . Ma toute nouvelle
création s'intitule 'Demonios o buscando el duende' inspiré de plusieurs
poèmes et ouvrages de José Bergamin. Nous le présenterons le 12 mai
prochain à La Zuma Flamenca de Madrid.
- Carmen, quels
sont tes palos préférés?
- Quand
j'étais plus jeune, j'appréciais particulièrement les palos très
jondos comme la solea ou la seguiriya. Mais maintenant tous les
palos
m'intéressent et ils ont tous la même valeur à mes yeux. Néanmoins, quand
nous faisons un spectacle, si le ton dramatique est prédominant, il est nécessaire de choisir les
palos correspondant à l'émotion que nous souhaitons exprimer. Mais,
d'une manière générale, il est bon dans un spectacle de créer une courbe
d'intensité et d'exprimer une variété d'émotions à l'intérieur du spectacle
.
-
Qu'est-ce
qui te motive le plus dans le fait de danser?
- En plus
du fait que la danse est on métier, la danse c'est ma vie. (...) Quand je
travaille avec ma compagnie je suis toute la journée dans le théâtre,
c'est un vrai plaisir pour moi.
-L'enseignement de la danse prend-t-elle une place importante dans ta
vie artistique ?
- Avant,
j'enseignais à l'école Amor de Dios, cela me prenait beaucoup de temps.
Dorénavant, j'organise une fois par an des stages avec Gerardo Nuñez, à
Sanlucar de Barrameda et éventuellement lorsque je suis sollicitée par
une école.
-
Quelles
sont les grandes lignes de ta pédagogie?
- Pour moi,
le plus important à transmettre, c'est le rythme. Sans le rythme, on ne
peut rien faire. Puis, pour les stagiaires, il est nécessaire d' apprendre plusieurs techniques pour ensuite
exprimer ce que l'on ressent. J'essaye de donner à mes
stagiaires des
notions générales sur le corps en plus de l'apprentissage du Flamenco
-
Quels
sont les artistes qui collaborent avec toi dans tes créations ?
-
Habituellement, c'est Gerardo qui compose la musique pour mes
chorégraphies. Récemment, c'est
le guitariste de Madrid David Cerreduela qui a composé la musique des
dernières créations. Je m'entoure aussi d'amis comme Le cantaor
Guadiana,
et la chanteuse Maria Carmona.
- Que penses-tu du
Flamenco actuel?
- Aujourd'hui , dans
l'ensemble, les artistes dansent très bien. Ils travaillent beaucoup la
technique mais parfois, ils ne semblent pas se préoccuper des moments où
il faut s'arrêter un peu et écouter la musique. A mon goût, leur
technique est fabuleuse, ils dansent très bien mais ils devraient être
plus dans le ressenti.
Pour moi, il y a d'abord le sentiment, puis la
technique vient aussi si on la travaille bien. Mais la technique ne doit
pas prendre le pas sur le rythme et l'expression du Flamenco. Telle est ma
vision des choses...
- Merci Carmen pour
cet entretien... nous avons hâte de
te voir sur scène, ce soir, dans le spectacle 'De Acordes
Dos'! Hasta luego!

*
Mario Cortés
, fabriquant de cajones :
en savoir plus
Reportage sur le spectacle 'De Acordes Dos' , à l'IMA, le 28 avril 2007:
voir le reportage
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