Emilio Belmonte nous
avait ébloui en 2018 avec son film "Impulso" consacré à la
grande danseuse de Flamenco
Rocío Molina, premier film d'une trilogie de longs métrages "La
Piedra y el Centro" (La pierre et le Centre) dédiée au
Flamenco contemporain au travers de grandes figures qui
explorent les limites de cet art. Avec "Transe", Emilio signe le
deuxième film de cette trilogie. Mettant à l'honneur le
maestro Jorge Pardo, pionnier de l'inclusion de la flûte
et du saxophone dans la musique Flamenco, ce film musical
propose une immersion au cœur de la fusion jazz et Flamenco.
"Transe" est aussi une aventure captivante qui fait la part
belle aux performances musicales avec un featuring
exceptionnel rarement réuni. De l'Andalousie à New-York, en
passant par l'Inde, Jorge Pardo nous livre sa vision de la
musique et de la vie. Assurément, par la qualité technique, la beauté des
images et l'intérêt indéniable de ce road movie, "Transe"
marquera, tout comme "Impulso", l'histoire du cinéma et du
Flamenco.
Quelques jours après
la sortie du film en avant-première à
Paris, Emilio Belmonte nous a accordé l'entretien qui suit:
- Bonjour Emilio Belmonte, après avoir réalisé le documentaire "Impulso"
sur la grande danseuse de Flamenco Rocío Molina, sorti en 2018,
tu as réalisé le film "Transe", cette fois-ci sur un
musicien et pas des moindres puisqu'il s'agit de Jorge Pardo,
compositeur, saxophoniste et flutiste. Pourquoi as-tu choisi ces
artistes?
- Bonjour, dans le cas de Rocío
et d'"Impulso", c'était un pur hasard, c'est à dire que
j'ai eu écho de la création que Rocío Molina allait démarrer à
Chaillot, en 2015, où elle était artiste résidente au Théâtre
National de Chaillot et, par un ami, j'ai su qu'elle démarrait
un nouveau spectacle intitulé "Caida del cielo". Donc, je
connaissais bien le travail de Rocío et la rencontre s'est faite
tout naturellement par son manager Loïc. Ainsi, nous avons
discuté ensemble. J'avais pris quelques notes sur le Flamenco,
sur la danse et sur sa danse en particulier. Le choix de Rocío
s'est fait parce que j'habite à Paris et comme elle créait son
spectacle à Paris, c'était un hasard, dans ce sens là.
- D'accord, mais il n'y a pas que du hasard, c'est à dire que
pour toi aussi, Rocío Molina est une artiste très importante.
Peux-tu nous préciser ce qu'elle représente pour toi et pour le
Flamenco?
- Je vais parler avec humilité mais Rocío est très probablement
la danseuse la plus importante depuis Carmen Amaya. C'est une
grand rénovatrice de la danse sur les pas d'Israel Galvan qui a
fait aussi cette rénovation dans la danse masculine. Rocío est
une artiste hors pair! Ce n'est pas moi qui le dit mais c'est
l'ensemble de la critique au niveau mondial. C'est le fer de
lance de la danse Flamenco. Elle est très jeune mais c'est
incontestablement une Maestra. Le fait qu'elle maitrise
la danse traditionnelle, qu'elle soit une surdouée techniquement
et qu'elle ait ouvert son art à d'autres horizons tout cela
était au cœur de ma démarche artistique aussi. Je voulais
montrer le Flamenco de mon temps tout comme Carlos Saura avec
"Sevillanas" au début des années 90 et même, avant, l'émission
"Rito et geografia del cante" dans les années 70. La
cinématographie s'intéressait au Flamenco pour laisser un
témoignage d'un certain moment historique. Je me suis dit
qu'avec nos outils qui sont très différents et notre conception
du cinéma qui est très différente de celle que pouvait avoir
Carlos Saura au début des années 90, on devait poursuivre ce
travail patrimonial. On ne pouvait pas songer à quelqu'un de
plus adapté pour démarrer cette radiographie de notre génération
actuelle, le moment artistique de nos jours, qu'avec Rocío
Molina.
- Rocío Molina et Jorge Pardo sont représentatifs aussi d'un
Flamenco avant-gardiste. Ils élargissent le langage du Flamenco.
Revenons à Jorge Pardo qui est le pionnier du Flamenco Fusion en
introduisant un dialogue entre le jazz et le Flamenco et aussi
en introduisant la flûte
et le saxophone dans la musique Flamenca. Penses-tu que ce sont
des figures de proue du Flamenco actuel ou encore de ce que l'on
appelle le nouveau Flamenco?
- Rocío Molina, dans la danse, c'est évident qu'elle est au
sommet de son art. Pour Jorge, c'est différent. Jorge a déjà
dominé la scène musicale avec Paco de Lucia avec ce mythique
sextet avec Carlos Benaven, Ruben Dantas, Pepe de Lucia et Paco
dans les années 80 et le début des années 90. Dans le même temps
il a entamé une carrière internationale importante avec le grand
jazzman Chick Corea avec qui il a collaboré pendant trente ans.
Evidement qu'il est dans l'avant-garde! Après, il y a d'autres
générations qui se sont succédées, ce qui n'est pas le cas de
Rocío parce que les générations qui arrivent, elles arrivent
tout juste. Elle est plutôt jeune même si elle a plus de trente
cinq ans. Jorge, par contre, il a déjà été maitre de plusieurs
générations de musiciens. Donc, Jorge est un maestro
incontestable puisque le Flamenco jazz est devenu un genre
musical, un courant du Flamenco très important en Espagne.
- Néanmoins, on ne peut évoquer cette liberté qu'a pris Jorge
Pardo en apportant de nouveaux instruments et en amenant le jazz
dans le Flamenco sans faire référence à Paco de Lucia. Paco est
celui qui a été le précurseur dans cette démarche là, en atteste
son fameux concert avec John McLaughlin et Al di Meola
enregistré dans l'album mythique "Friday night in San
Francisco".
- Oui, incontestablement. Paco de Lucia s'était ouvert au monde
bien avant Al di Meola et McLaughlin. Il est évident que le
grand rénovateur et la figure qui a ouvert le Flamenco
international au monde est Paco de Lucia. Avec Camarón de la
Isla (dont l'anniversaire du décès est aujourd'hui, cela fait 30
ans qu'il est parti), ils sont les deux figures les plus
importantes dans le Flamenco. Quant à Jorge, sa carrière a été
marquée par la rencontre avec Paco de Lucia. Jorge était très
jeune. Il avait à peine 18 ans et c'était un jeune Jazzman.
Forcément que Paco a représenté pour lui son introduction dans
le Flamenco puisque Jorge n'était, à cette époque, qu'un simple
amateur. Il ne vient pas d'une famille Flamenco. Son arrivée au
Flamenco s'est faite de la main de Paco. N'importe quel
aficionado est bien conscient du fait que la grande figure du
Flamenco de ces dernières quarante années, c'est Paco de Lucia.
- "Transe" est une œuvre entre réalité et fiction puisqu'en
effet tu y introduis une mise en scène, un scénario. Pourquoi ce
choix de format, puisque tu aurais pu te contenter d'un
documentaire aussi?
- C'est un documentaire. Je réfute le terme fiction- réalité.
Cela correspond à mon évolution. Avec "Impulso", ce film a eu
des critiques très bonnes et d'autres pas si bonnes que cela.
Avec "Impulso", j'avais une marge de manœuvre très étroite. Bien
que j'adore ce film, je n'ai pas pu modifier le réel, c'est un
film qui est basé sur le fait de trouver la distance adéquate
entre la caméra et le corps de Rocío. C'est un film très formel
même s'il y a une ligne temporelle qui est en lien avec la
création de ses spectacles, le film essaye de s'interroger sur
le processus de création de Rocío. Avec "Transe", j'avais envie
de faire beaucoup plus de choses et j'ai eu la capacité de le
faire. C'est en lien aussi avec le cinéma qui m'intéresse comme,
par exemple, celui de Kiarostami que j'avais vu, où la frontière
entre réalité et fiction est modifiée ou effacée. C'est un peu
dans ce sens là que nous sommes allés.
- Donc, dans ta conception du cinéma, tu abolis la frontière
entre le documentaire et le film, n'est ce pas?
- Pour moi, il n'y a pas de différences. Nous essayons de faire
du cinéma. La mise en scène dans le cinéma est là depuis le
premier film "Nanouk l'esquimau" de Robert Flaherty. Quand on
voit sortir Nanouk de son canoë, Nanouk ne sortait pas de son
canoë parce qu'il arrivait l'après midi chez lui. Il sortait de
son canoë parce que Robert Flaherty lui avait dit "Tu vas te
mettre avec ta femme, tes enfants, ton chien, je vais te dire ok
et tu vas sortir ton canoë ". La mise en scène et la réalité
sont déjà mélangées, dès le départ. Cela résonne dans toute
l'histoire du cinéma documentaire. Moi, j'avais envie de
travailler la ligne dramatique du personnage à mon gré, cette
fois-ci. J'avais envie de faire remonter ou descendre. Et pour
faire cela, pour que les choses qui m'intéressent arrivent au
moment précis où j'ai envie qu'elles arrivent, il y a un travail
de mise en scène à faire, évidemment. J'aimerais rajouter que
parfois, l'important c'est qu'il y ait de la vérité, mais la
vérité ne vient pas forcément de la réalité. On peut y arriver
par d'autres moyens. Donc, de ce fait, je me suis retrouvé à
confondre de plus en plus les lignes réalité et fiction.
- "Transe", pourquoi ce titre?
- Après avoir lu plusieurs interviews sur Jorge et parlé avec
lui aussi, j'ai remarqué que c'est un terme qui revenait
souvent. La transe, c'est cette sensation qu'il poursuit. C'est
le fait d'abolir le temps et l'espace, ce qui correspond à la
réception artistique de tout, comme quand on lit un poème ou que
l'on regarde un tableau et qu'on s'évade un peu. On perd la
notion du temps et de l'espace. Cela est très important pour
lui. C'est quelqu'un de très spirituel. Il me semblait que
"Transe" était un titre approprié. Quand je le lui ai dit, il
était enchanté. Il a adoré, donc on est parti là dessus.
- Quelle différence ferais-tu entre la transe et le
duende?
- De nos jours, le duende est un mot qu'on utilise de
moins en moins parce qu'il est totalement chargé de clichés et
ce n'est pas un mot que j'utilise dans mon langage, quand je
parle du Flamenco. C'est un mot que je n'utilise plus. "Transe"
serait un mot qui révèle la création artistique, le ressenti de
la création artistique et duende pourrait être un
synonyme spécifique du Flamenco. Mais c'est un mot qu'on a
beaucoup utilisé et qui a perdu de ses origines. Il me semble
que c'est le poète Lorca qui l'utilise le premier.
- Tu m'avais dit auparavant que ton projet est de réaliser une
trilogie autour du Flamenco. "Transe" est le
deuxième volet de cette trilogie. Comment conçois-tu cette
trilogie?
- La trilogie avait été pensée comme un film sur la danse avec
Rocío, un film musical avec Jorge et un troisième film sur le
chant.
- Quand on évoque les trois piliers du Flamenco, on parle
de chant, de la musique et de la danse, et quand on parle de
musique, dans le Flamenco, on pense tout de suite à la guitare.
Alors qu'il y a plein de grands guitaristes, pourquoi as-tu
choisi Jorge Pardo, parmi tous ces grands musiciens?
- Pour la guitare, je m'étais dit déjà qu'il y en aurait partout
dans le film, et d'ailleurs, il y en a. Dans le film sur le
chant, si nous arrivons à le produire, ils seront constamment à
l'écran aussi. Après, c'était la solution de facilité et je
n'avais pas en tête un profil qui m'intéressait. Je ne les
connais pas tous car il y a une nouvelle génération de
guitaristes qui est formidable. Quoiqu'il en soit, même
avec les grands guitaristes que j'admire, c'est une question de
flair, de feeling aussi. Il y a de grands guitaristes que
j'admire et à qui je ne proposerai jamais de travailler avec eux
sur un projet à long terme de deux ans parce que je ne leur fais
pas confiance à ce niveau là. Par contre, Jorge, il a suffit de
le voir une fois pour qu'on se lance dans le projet. C'est au
cours d'une discussion qui a lieu pendant un déjeuner et, en
deux heures, j'ai décidé avec mon ressenti qu'on allait essayer
de se lancer. Je n'ai pas fait d'examens ou de tests à d'autres
musiciens. J'ai rencontré Jorge parce qu'il m'intéressait et le
feeling est passé entre nous deux. De plus, il provenait du jazz
alors que les guitaristes viennent tous du traditionnel, or la
trilogie explore vraiment les frontières du Flamenco. Le profil
de Jorge en tant que musicien était rêvé.
- Pourquoi réalises-tu des films? quelle est ta motivation
profonde et personnelle, au delà de parler d'un artiste que tu
apprécies fortement et d'évoquer ton amour pour le Flamenco?
- C'est une question difficile... je pourrais dire que c'est un
besoin. C'est tellement compliqué de réaliser des films
aujourd'hui et c'est un chemin tellement ardu que s'il n'y a pas
un besoin ni un désir très fort, on n'y arrive pas. Je
m'intéresse au monde. J'essaye de donner du sens au monde. Je
m'intéresse au temps, à ce que l'on reçoit culturellement et ce
que l'on va laisser derrière nous. Ma façon de m'intéresser à
cela, c'est devenu mon métier. Dans le cas précis du Flamenco,
il est évident qu'il y a une façon de m'approprier de mon
identité, de me reconstruire mon identité, moi, Andalou, immigré
en France où j'ai fait toute ma carrière, où j'ai élevé mes
enfants. A un moment donné de ma vie, je m'interroge sur qui je
suis et ce que j'apporte aux autres, sur ce que j'ai reçu et sur
ce que je peux laisser derrière moi. Comme le Flamenco est une
musique qui m'accompagne depuis mon enfance, c'est quelque chose
d'important.
- Quelle est ta formation d'un point de vue cinématographique?
Es-tu passé par une école ou es-tu autodidacte?
- Je suis totalement autodidacte.
- Tu as d’autant plus de mérite d’avoir réalisé un film de cette
qualité! Quels sont tes cinéastes favoris, tes films préférés?
- Je ne sais pas si mes cinéastes préférés vont donner des clés
sur mon travail. En fait, je regarde beaucoup plus de fictions
que de documentaires, même si je connais l'histoire du
documentaire. J'aime particulièrement le cinéma classique et
l'âge d'or du cinéma japonais. Misohuchi, Ozu et Kurosawa, ce
sont les cinéastes qui m'ont le plus marqués ces dernières
années. Après, j'aime beaucoup les films d'autres réalisateurs
aussi: Jean Renoir, John Ford, Buñuel... la liste serait très
longue. Le plus important, ce n'est pas les cinéastes parce les
filmographies sont parfois très grandes, mais c'est les films
qui me marquent. Je réalise des films et des portraits sur des
artistes, mais je considère que ces films parlent autant de moi
que des artistes que je filme.
- Combien de temps t'a-t-il fallu pour réaliser le film "Transe",
entre le tournage et le montage? Quel est le temps que tu as
pris pour être avec Jorge Pardo et le suivre pendant le
tournage?
- Jorge, je l'avais déjà rencontré jeune. Je l'avais vu plein de
fois à Almeria puisqu'il joue tous les étés là bas. Dès mes
seize ans, je le connaissais et je connaissais sa musique. Je
l'ai retrouvé en septembre 2017. Un ami en commun nous a
organisé un rendez-vous à Almeria. Nous avons commencé le
tournage à peine trois mois après, début 2018 et, entre temps,
nous avons monté une société de production sans aucune
expérience pour financer ce film... une démarche totalement
"quichotesque" car nous n'avions aucune expérience dans la
production. Le tournage a démarré en début 2018 jusqu'à mi 2019.
Le montage a duré pratiquement un an. Le montage image était
fini juste avant le premier confinement. Le montage son a
continué jusqu'à l'été. On peut dire qu'il y a bien trois ans de
travail. Il y a eu cinquante cinq jours de tournage étalés sur
un an et demi, ce qui est énorme pour un documentaire! Nous
avions plus de deux cent heures de rush, ce qui est démesuré!
J'espère que c'est la dernière fois de ma vie que je me retrouve
avec une masse de données aussi importante parce qu' après, trop
c'est trop. A un moment donné cela peut devenir la plus grosse
écaille dans le montage. Nous avions trop de bons moments, trop
d'histoire, trop de tout. Pour gérer cela dans un temps
déterminé, car le montage est cher, même si nous avons monté 12
à 15 semaines, nous avons manqué un peu de temps.
- "Transe" c'est aussi un travail d'équipe. Pourrais-tu nous
présenter ton équipe c'est à dire ceux qui t'ont accompagné dans
ce projet?
- C'est un immense privilège d'avoir eu la chance de travailler
avec des techniciens, des collaborateurs extrêmement doués
puisqu'aussi bien l'ingénieur du son, le chef opérateur comme le
producteur sont tous les trois sortis de l'école nationale Louis
Lumière et ce sont vraiment de très bons professionnels. C'est
une école qui donne une formation technique très poussée,
excellente, ainsi qu'une culture cinématographique, ce qui
facilite énormément le dialogue. Dorian Blanc était producteur;
auparavant il avait été mon chef opérateur sur "Impulso".
Cette fois-ci, il faisait la deuxième caméra sur le tournage.
Nicolas Contant était notre chef opérateur et Arnaud Marten
était ingénieur du son. Ils ont tous fait un travail
remarquable. Le cinéma est à 100% un travail collectif. C'est un
rêve qui se partage sinon cela ne fonctionne pas. Effectivement,
moi je suis à la barre du bateau, mais si mon rêve n'est pas
partagé par l'équipe, sur un projet comme cela, cela n'aurait pu
aboutir. Ce film est fait avec des moyens conséquents et
réalisé d'une manière très particulière car, dans les
documentaires, chaque réalisateur a sa petite cuisine et sa
manière de travailler. Il faut quand même une cohésion dans le
groupe puis un montage de qualité. J'ai eu la chance de compter
sur Mathieu Lambourion qui est un monteur extraordinaire et qui
m'accompagne depuis déjà quatre films. Laureline Amanieux m'a
accompagné pour l'écriture du scénario. Ces cinq personnes
étaient le noyau dur de mon équipe. Après, nous avons eu des
collaborateurs occasionnels.
- Puisque tu fais référence au travail que tu as réalisé avant
ces deux films, pourrais-tu nous parler un peu plus de cela?
- J'ai réalisé un peu pour France 3 région, j'avais réalisé un
beau portrait d'une danseuse Hip Hop. J'avais écrit et réalisé
une série pour France 5 et, si l'on remonte un peu plus dans le
passé, j'ai eu une expérience longue dans une chaine de
télévision régionale. Si l'on remonte encore plus loin dans le
temps, j'ai réalisé d'autres films plus personnels qui n'ont pas
été diffusés à la télévision. Il y a quinze ans, j'ai réalisé
beaucoup de films expérimentaux qui sont encore dans mes
tiroirs. En 2002, j'avais réalisé un petit film expérimental sur
lequel j'aimerais revenir, mais je ne sais pas encore si cela se
fera.
- Revenons à "Transe". Dans ce film, nous découvrons différentes
facettes de la personnalité de Jorge Pardo ainsi que des moments
de sa vie plus intime. Nous pouvons apprécier aussi son talent.
Le fait de ne pas évoquer sa biographie, est-ce un choix
délibéré?
- Absolument! je ne fais pas de biographie. Je ne sais pas faire
cela et en plus cela ne m'intéresse pas d'en faire. Je respecte
énormément le portrait d'artiste, mais cela n'est pas dans mes
cordes. Moi, je veux faire un film qui se déroule maintenant
avec quelqu'un qui est vivant et que je sens vivant à l'écran.
- Dans ce film, il y a la présence de très grands artistes aux
cotés de Jorge Pardo. Citons par exemple Farruquito, le grand
jazzman Chick Corea, Ricardo Moreno, Tomas de Perrate, Diego
Carrasco et son fils, il y a Diego del Morao, Ana Morales. Il y
a toute une panoplie d'immenses artistes et je trouve cela très
intéressant parce que ce sont tous des artistes qui méritent
d'entrer dans ce film et cela donne un beau panorama du Flamenco
actuel, n'est-ce pas?
- Cela correspond tout simplement à la trajectoire de Jorge
Pardo. Ce musicien est capable de dialoguer avec un Jazzman
comme Mark Giuliana qui a trente ans de moins que lui et qui a
obtenu un Grammy de Jazz, et avec un gitan de 70 ans à Jerez,
cela correspond à ce musicien qui est comme une comète qui
traverse des galaxies musicales différentes et qui les met en
contact. C'est cela la magie de Jorge Pardo. C'est cela qu'il
met en avant dans son histoire. La trilogie, en soi, a un sens
patrimonial profond. Nous voulions de bons artistes et nous on
avons eu le meilleur.
- L'expérience humaine, au travers de ce film, que t'a-t-elle
apportée à titre personnel?
- Le documentaire a cet aspect magique qui nous permet de vivre
dans des univers et dans des mondes qui, à priori, ne sont pas
les nôtres. Moi, en tant qu'aficionado, je connais bien
le milieu que je vais filmer, mais le fait de partager tant de
nuits, tant de voyages avec tous ces musiciens, évidemment que
pour un aficionado, c'est déjà un rêve! Indépendamment de
cela, aussi bien avec Rocío qu'avec Jorge Pardo, le fait de
côtoyer des artistes si importants m’enrichis parce que je
comprends le processus de création, qu'ils peuvent avoir leurs
difficultés, je comprends leur rapport à l'égo. Je comprends
comment ils évoluent, comment ils font face à leurs défis, à
leurs enjeux, cela ne peut qu'enrichir ma propre réflexion sur
mon travail. Les gens qui voient le film m'expriment leur
jalousie face au fait que j'ai vécu cette expérience humaine
exceptionnelle. Pour Jorge aussi, la rencontre avec l'équipe
technique a été une belle expérience. Concernant l'équipe
technique, mon ingénieur du son ne connaissait rien au Flamenco
et ils sont tombés dans la marmite. J'imagine que, partager
toutes ces heures avec des artistes aussi intéressants, cela
leur a beaucoup apporté. Effectivement, on en ressort très
enrichi.
- En tant que réalisateur, qu'est-ce que ce film t'a apporté?
- Ce film m'a permis de mettre en place une mise en scène plus
poussée dans le réel, c'est à dire de modifier ou d'adapter le
réel sans sortir d'un cadre dit "documentaire" et de l'adapter à
moi-même. Ce film m'a permis de le faire. Il m'a ouvert toute
une perspective pour mélanger et approfondir dans cette ligne.
Pour être plus clair, la question est: Est-ce que je mets la
caméra dans le réel ou est-ce que je mets le réel devant la
caméra? Ce film m'a ouvert cette réflexion et cela nous apporte
une belle expérience pour travailler sur des films ambitieux, si
nous arrivons à les produire, avec un enjeu qualitatif technique
important car nous avons réalisé un film qui est superbe
techniquement. On peut aimer ou ne pas aimer le film mais, par
rapport au budget et à l'équipe relativement réduite que nous
avions, le film est très solide. Etre à la tète de cette équipe,
cela m'a apporté une belle expérience pour la suite.
- La construction du film, elle est particulièrement réussie. La
beauté, la qualité et la fluidité des images, la qualité du son,
tout cela est très appréciable. On se laisse emporter par
l'ambiance du film et on ne voit pas le temps passer. Quel est
ton secret pour captiver à ce point le public?
- Je pense que cela tient beaucoup à Jorge et aussi au rapport
qu'on arrive à installer avec les personnages qu'on va filmer
ainsi qu'à la qualité de l'équipe technique. Cela passe par le
dialogue. Je parle beaucoup avec les gens qui travaillent avec
moi. On en parle avant. Nous expérimentons beaucoup en tournage.
Nous tournons beaucoup pour savoir quelle ficelle nous allons
tirer, mais au delà de tout, il faut que nous sentions que nous
participons à ce que nous filmons pour que nous puissions
restaurer cette sensation au montage et la transmettre aux
spectateurs. C'est cela qui est important. Nous avons vécu des
choses en tant qu'expérience personnelle, nous avons eu accès à
un art, une musique qui est très puissante. Nous l'avons
ressentie. Puis, le temps est passé et nous avons perdu cela.
Notre rôle au montage est de restaurer cette émotion que nous
avons vécue. Si nous allons dans ce sens là, tout va bien se
passer. Après, il faut être exigent d'un point de vue technique.
Les gens qui travaillent avec moi, ils le savent. Si ce n'est
pas parfait, si ce n'est pas beau, on ne va pas le monter. Mais
en même temps, en tournant beaucoup, nous avons des opportunités
pour ces ratés. Il s'agit de monter en puzzle avec une structure
que nous avions définie et mise en place. Tout le monde me parle
du concert du film. Ce concert, c'est moi qui l'ai proposé et
c'est nous qui l'avons organisé. Sous le film, il y a une grosse
structure. La voix off de Jorge, ce n'est pas une voix off
improvisée. Nous avons fait de longues interviews avec lui. A
partir de ces interviews, nous avons repéré des sujets, des
thématiques, des extraits que nous avons utilisés comme
maquette. Ensuite, nous avons commencé à faire un aller-retour
avec Jorge pour peaufiner ces voix. Même au montage, nous avons
eu besoin d'autres thématiques. Nous les lui avons demandées. Il
nous les a envoyées. C'est comme la réalisation d' un tableau.
Il faut peaufiner, il faut beaucoup travailler et aimer ce que
l'on fait.
- Avec ton équipe, comment avez-vous fait pour choisir les
moments parmi tous ces rush? Comment avez-vous procédé?
- Ce serait long de parler précisément du montage. Pour les
extraits musicaux, c'est l'émotion qui compte mais, en même
temps, il y a des problématiques techniques qui sont très
claires. Nous avons filmé une vingtaine de concerts de Jorge
Pardo. Il faut trouver un moment qui soit musicalement riche,
intéressant, mais qu'on ait bien filmé car nous avons beaucoup
de moments riches musicalement où la caméra n'est pas là où l'on
aimerait qu'elle soit. Il n'y a pas les mouvements , la
continuité et les plans séquence que nous voulions. Après, c'est
plus compliqué que cela. Si dans la séquence d'avant, on a joué
de la flûte,
on ne va pas la jouer à nouveau. Alors quel style musical
va-t-on jouer? Il y a donc plein de contraintes qui flottent. Il
faut être conscient des moments où Jorge prend le saxophone et
ce qu'il va jouer et avec qui, de la raison pour laquelle on
part sur un style festif ou plutôt solennel, et tout cela par
rapport à ce qui est monté avant et après. Nous avions une
structure claire qui était de partir d'un musicien qui était en
perte de vitesse dans des petites scènes en Andalousie et aller
vers le jazz, vers New York, vers des scènes de plus en plus
grandes. Nous savions que nous allions présenter le personnage
en une vingtaine de minutes, en Andalousie. Nous voulions
ensuite que l'idée du concert apparaisse, puis, c'est ce fil que
nous allions tirer. C'était la base. Le danger était de tomber
dans le catalogue de musique et de musiciens. Il y avait tant
d'artistes! Certains artistes très importants ne figurent pas
dans le film, mais il fallait garder un équilibre pour que cela
ne deviennent pas un clip vidéo d'artistes. Nous voulions un
récit, un film.
- Dans quelques mois, le film va sortir dans les salles en
France. Pourrais-tu nous donner une date précise et nous
indiquer les salles?
- Pour l'instant, "Transe" sort
en septembre prochain dans
les salles à Paris et probablement dans le sud de la France.
Jeudi 8 septembre, il sera projeté au cinéma Diagonal à
Montpellier, vendredi 9 septembre, il sera au cinéma l'Atalante
à Bayonne. Samedi 10 septembre, il sera programmé au cinéma Clap
Ciné, à Port Leucate. Dimanche 11 septembre: Cinéma Clap Ciné à
Canet en Roussillon; lundi 12 septembre: Cinéma Le Castillet à
Perpignan. Le 14 septembre: à Paris, au cinéma Espace Saint
Michel et peut être dans d'autres cinémas parisiens en même
temps. Deux tournées sont confirmées avec ma présence également
dans le sud de la France. Du 8 au 15 octobre, il y aura une
tournée dans le cadre du Festival Cinespaña
dans 8 villes: Lavelanet, Foix, Blagnac, L'Isle Jourdain,
Gourdon, Auterive, Fleurance, Auzielle. Parallèlement, un
grand concert de Jorje Pardo est programmé le 24 septembre au
Cirque Romanès, à Paris. Comme tout film
documentaire, la distribution se fait à moyen terme. Il y
aura donc d'autres dates à venir. On ne va
pas avoir beaucoup de copies mais elles vont tourner longtemps
et, j'espère, dans toute la France. C'est le deuxième pays au
monde où la culture Flamenco est la plus importante. Il y a un
rapport historique très étroit entre la France et le Flamenco.
Il y a aussi beaucoup d'aficionados et, au delà de cela,
la figure de Jorge Pardo dépasse le cadre du Flamenco. En 2014,
il a été déclaré meilleur jazzman européen et c'est l'Académie
française de Paris qui lui a décerné ce prix. Donc, nous avons
un public qui va être difficile à toucher car nous avons un
petit distributeur, mais idéalement, on pourrait y arriver.
- Pour les mélomanes où les amateurs de musique, c'est un très
grand film!
- C'est ce que je répète depuis plusieurs années. Pour celui qui
aime la musique, ce film est un cadeau. Même pour un chanteur de
classique ou quelqu'un qui s'intéresse au chant et à la musique.
Comme disait le poète Edmond Jabès, "pour exister, il faut être
nommé". C'est une question de promotion. Mais, actuellement,
nous n'avons pas la puissance de promotion pour atteindre ce
public. Mais il fera son chemin. J'ai le témoignage des gens en
Espagne et en France qui ne connaissent rien au Flamenco et
débarquent dans le film parce que quelqu'un les a amenés, et qui
en sortent séduits. C'est vrai que Jorge Pardo est un
personnage. Son regard sur le monde, cette douce résistance à
l'industrie, cette façon si "mindfullness" de vivre aujourd'hui,
ce goût
pour le zen et la philosophie est très présent. On découvre un
regard sur le monde qui me semble très important, de nos jours.
- Il y a effectivement une dimension mystique qui transparait
dans le film quand on écoute les propos de Jorge Pardo, quand il
parle de l'art
et quand on écoute sa musique. Quel est ton
regard sur Jorge Pardo et sa philosophie?
- Le regard est si profond que j'ai choisi de travailler avec
lui et pas avec quelqu'un d'autre. J'aime bien son regard sur le
monde. Je connaissais son discours et ce n'est pas sa maitrise
absolue musicale ou sa place dans le milieu du Flamenco qui a
été le seul critère qui m'a décidé de le choisir car il y a
d'autres profils qui avaient une place très intéressante, par
contre la façon dont il mène sa vie et son regard
m'intéressaient beaucoup, autant que sa musique. Chez lui, il y
a de la philosophie, du mysticisme, il y a énormément de choses.
C'est un musicien bohème dans le plus noble sens du terme,
comme il n'y en a plus. Il suit son chemin et a un
discours très libre sur sa trajectoire et son travail. Il
se détache bien de son égo. Rocío, elle faisait cela aussi. J'ai
eu beaucoup de chance avec ces artistes!
- Quels sont tes projets? … et pourrait-on parler du troisième
volet de cette trilogie? as-tu amorcé ce projet? Nous savons
qu'il s'agit de chant. Pourrais-tu nous en dire un peu plus?
- Je peux dire que, si tout va bien, j'aimerais réaliser le film
avec Tomás
de Perrate. J'en suis au processus d'écriture et,
pour l'instant, la montagne me semble énorme! Tout le monde me
dit de me pas m'inquiéter, que je vais faire le troisième film
sans difficulté. Cela fait un an que je vais à Utrera. Il nous
manque juste l'argent. Le premier film s'est fait par hasard.
Pour le deuxième film, on a monté exprès une société de
production et on s'est beaucoup endetté et on me suivra
difficilement comme cela pour le troisième film, donc il faudra
qu'il se passe quelque chose. Pour le deuxième film, sans
subventions, sans aide, on n'aurait pas tourné. L'idéal c'est
que le film marche pour nous permettre aussi de créer de la
richesse. Je n'aimerais pas dépenser l'argent des subventions
dans le seul but de réaliser des projets artistiques. Le but est
aussi que le film soit regardé, évidemment. Pour le film de
Tomás, on espère aussi des aides. Et après, j'ai d'autres
petits projets.
- Et les autres projets, quels sont-ils?
- J'aimerais tourner un court métrage de fiction qui n'a rien à
voir avec le Flamenco. On a un scénario, on va essayer de le
tourner cet hiver. J'ai aussi d’autres projets personnels qui
sont en écriture mais je vais déjà me concentrer sur la trilogie
que je souhaite vivement pouvoir aboutir.
- Merci Beaucoup Emilio. On te souhaite beaucoup de succès pour
tes films. Vivement la sortie de "Transe", en salle !
- Merci à toi.
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