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Interview d'Emilio Belmonte

à Paris, juillet 2022

Réalisation: Isabelle Jacq Gamboena

 

Emilio Belmonte nous avait ébloui en 2018 avec son film "Impulso" consacré à la grande danseuse de Flamenco Rocío Molina, premier film d'une trilogie de longs métrages "La Piedra y el Centro" (La pierre et le Centre) dédiée au  Flamenco contemporain au travers de grandes figures qui explorent les limites de cet art. Avec "Transe", Emilio signe le deuxième film de cette trilogie.  Mettant à l'honneur le maestro Jorge Pardo, pionnier de l'inclusion de la flûte et du saxophone dans la musique Flamenco, ce film musical propose une immersion au cœur de la fusion jazz et Flamenco. "Transe" est aussi une aventure captivante qui fait la part belle aux performances musicales avec un featuring exceptionnel rarement réuni. De l'Andalousie à New-York, en passant par l'Inde,  Jorge Pardo nous livre sa vision de la musique et de la vie. Assurément, par la qualité technique, la beauté des images et l'intérêt indéniable de ce road movie,  "Transe" marquera, tout comme "Impulso", l'histoire du cinéma et du Flamenco.

Quelques jours après  la sortie du film en avant-première à Paris, Emilio Belmonte nous a accordé l'entretien qui suit:

- Bonjour Emilio Belmonte, après avoir réalisé le documentaire "Impulso" sur la grande danseuse de Flamenco Rocío Molina, sorti en 2018, tu as réalisé le film "Transe", cette fois-ci sur un musicien et pas des moindres puisqu'il s'agit de Jorge Pardo, compositeur, saxophoniste et flutiste. Pourquoi as-tu choisi ces artistes?

- Bonjour, dans le cas de Rocío et d'"Impulso", c'était un pur hasard, c'est à dire que j'ai eu écho de la création que Rocío Molina allait démarrer à Chaillot, en 2015, où elle était artiste résidente au Théâtre National de Chaillot et, par un ami, j'ai su qu'elle démarrait un nouveau spectacle intitulé "Caida del cielo". Donc, je connaissais bien le travail de Rocío et la rencontre s'est faite tout naturellement par son manager Loïc. Ainsi, nous avons discuté ensemble. J'avais pris quelques notes sur le Flamenco, sur la danse et sur sa danse en particulier. Le choix de Rocío s'est fait parce que j'habite à Paris et comme elle créait son spectacle à Paris, c'était un hasard, dans ce sens là.

- D'accord, mais il n'y a pas que du hasard, c'est à dire que pour toi aussi, Rocío Molina est une artiste très importante. Peux-tu nous préciser ce qu'elle représente pour toi et pour le Flamenco?

- Je vais parler avec humilité mais Rocío est très probablement la danseuse la plus importante depuis Carmen Amaya. C'est une grand rénovatrice de la danse sur les pas d'Israel Galvan qui a fait aussi cette rénovation dans la danse masculine. Rocío est une artiste hors pair! Ce n'est pas moi qui le dit mais c'est l'ensemble de la critique au niveau mondial. C'est le fer de lance de la danse Flamenco. Elle est très jeune mais c'est incontestablement une Maestra. Le fait qu'elle maitrise la danse traditionnelle, qu'elle soit une surdouée techniquement et qu'elle ait ouvert son art à d'autres horizons tout cela était au cœur de ma démarche artistique aussi. Je voulais montrer le Flamenco de mon temps tout comme Carlos Saura avec "Sevillanas" au début des années 90 et même, avant, l'émission "Rito et geografia del cante" dans les années 70. La cinématographie s'intéressait au Flamenco pour laisser un témoignage d'un certain moment historique. Je me suis dit qu'avec nos outils qui sont très différents et notre conception du cinéma qui est très différente de celle que pouvait avoir Carlos Saura au début des années 90, on devait poursuivre ce travail  patrimonial. On ne pouvait pas songer à quelqu'un de plus adapté pour démarrer cette radiographie de notre génération actuelle, le moment artistique de nos jours, qu'avec Rocío Molina.

- Rocío Molina et Jorge Pardo sont représentatifs aussi d'un Flamenco avant-gardiste. Ils élargissent le langage du Flamenco. Revenons à Jorge Pardo qui est le pionnier du Flamenco Fusion en introduisant un dialogue entre le jazz et le Flamenco et aussi en introduisant la flûte et le saxophone dans la musique Flamenca. Penses-tu que ce sont des figures de proue du Flamenco actuel ou encore de ce que l'on appelle le nouveau Flamenco?

- Rocío Molina, dans la danse, c'est évident qu'elle est au sommet de son art. Pour Jorge, c'est différent. Jorge a déjà dominé la scène musicale avec Paco de Lucia avec ce mythique sextet avec Carlos Benaven, Ruben Dantas, Pepe de Lucia et Paco dans les années 80 et le début des années 90. Dans le même temps il a entamé une carrière internationale importante avec le grand jazzman Chick Corea avec qui il a collaboré pendant trente ans. Evidement qu'il est dans l'avant-garde! Après, il y a d'autres générations qui se sont succédées, ce qui n'est pas le cas de Rocío parce que les générations qui arrivent, elles arrivent tout juste.  Elle est plutôt jeune même si elle a plus de trente cinq ans. Jorge, par contre, il a déjà été maitre de plusieurs générations de musiciens. Donc, Jorge est un maestro incontestable puisque le Flamenco jazz est devenu un genre musical, un courant du Flamenco très important en Espagne.  

- Néanmoins, on ne peut évoquer cette liberté qu'a pris Jorge Pardo en apportant de nouveaux instruments et en amenant le jazz dans le Flamenco sans faire référence à Paco de Lucia. Paco est celui qui a été le précurseur dans cette démarche là, en atteste son fameux concert avec John McLaughlin et Al di Meola enregistré dans l'album mythique "Friday night in San Francisco".

- Oui, incontestablement. Paco de Lucia s'était ouvert au monde bien avant Al di Meola et McLaughlin. Il est évident que le grand rénovateur et la figure qui a ouvert le Flamenco international au monde est Paco de Lucia. Avec Camarón de la Isla (dont l'anniversaire du décès est aujourd'hui, cela fait 30 ans qu'il est parti), ils sont les deux figures les plus importantes dans le Flamenco. Quant à Jorge, sa carrière a été marquée par la rencontre avec Paco de Lucia. Jorge était très jeune. Il avait à peine 18 ans et c'était un jeune Jazzman. Forcément que Paco a représenté pour lui son introduction dans le Flamenco puisque Jorge n'était, à cette époque, qu'un simple amateur. Il ne vient pas d'une famille Flamenco. Son arrivée au Flamenco s'est faite de la main de Paco. N'importe quel aficionado est bien conscient du fait que la grande figure du Flamenco de ces dernières quarante années, c'est Paco de Lucia.

- "Transe" est une œuvre entre réalité et fiction puisqu'en effet tu y introduis une mise en scène, un scénario. Pourquoi ce choix de format, puisque tu aurais pu te contenter d'un documentaire aussi?

- C'est un documentaire. Je réfute le terme fiction- réalité. Cela correspond à mon évolution. Avec "Impulso", ce film a eu des critiques très bonnes et d'autres pas si bonnes que cela. Avec "Impulso", j'avais une marge de manœuvre très étroite. Bien que j'adore ce film, je n'ai pas pu modifier le réel, c'est un film qui est basé sur le fait de trouver la distance adéquate entre la caméra et le corps de Rocío. C'est un film très formel même s'il y a une ligne temporelle qui est en lien avec la création de ses spectacles, le film essaye de s'interroger sur le processus de création de Rocío. Avec "Transe", j'avais envie de faire beaucoup plus de choses et j'ai eu la capacité de le faire. C'est en lien aussi avec le cinéma qui m'intéresse comme, par exemple, celui de Kiarostami que j'avais vu, où la frontière entre réalité et fiction est modifiée ou effacée. C'est un peu dans ce sens là que nous sommes allés.

- Donc, dans ta conception du cinéma, tu abolis la frontière entre le documentaire et le film, n'est ce pas?

- Pour moi, il n'y a pas de différences. Nous essayons de faire du cinéma. La mise en scène dans le cinéma est là depuis le premier film "Nanouk l'esquimau" de Robert Flaherty. Quand on voit sortir Nanouk de son canoë, Nanouk ne sortait pas de son canoë parce qu'il arrivait l'après midi chez lui. Il sortait de son canoë parce que Robert Flaherty lui avait dit "Tu vas te mettre avec ta femme, tes enfants, ton chien, je vais te dire ok et tu vas sortir ton canoë ". La mise en scène et la réalité sont déjà mélangées, dès le départ. Cela résonne dans toute l'histoire du cinéma documentaire. Moi, j'avais envie de travailler la ligne dramatique du personnage à mon gré, cette fois-ci. J'avais envie de faire remonter ou descendre. Et pour faire cela, pour que les choses qui m'intéressent arrivent au moment précis où j'ai envie qu'elles arrivent, il y a un travail de mise en scène à faire, évidemment. J'aimerais rajouter que parfois, l'important c'est qu'il y ait de la vérité, mais la vérité ne vient pas forcément de la réalité. On peut y arriver par d'autres moyens. Donc, de ce fait, je me suis retrouvé à confondre de plus en plus les lignes réalité et fiction.

- "Transe", pourquoi ce titre? 

- Après avoir lu plusieurs interviews sur Jorge et parlé avec lui aussi, j'ai remarqué que c'est un terme qui revenait souvent. La transe, c'est cette sensation qu'il poursuit. C'est le fait d'abolir le temps et l'espace, ce qui correspond à la réception artistique de tout, comme quand on lit un poème ou que l'on regarde un tableau et qu'on s'évade un peu. On perd la notion du temps et de l'espace. Cela est très important pour lui. C'est quelqu'un de très spirituel. Il me semblait que "Transe" était un titre approprié. Quand je le lui ai dit, il était enchanté. Il a adoré, donc on est parti là dessus.

- Quelle différence ferais-tu entre la transe et le duende?

- De nos jours, le duende est un mot qu'on utilise de moins en moins parce qu'il est totalement chargé de clichés et ce n'est pas un mot que j'utilise dans mon langage, quand je parle du Flamenco. C'est un mot que je n'utilise plus. "Transe" serait un mot qui révèle la création artistique, le ressenti de la création artistique et duende pourrait être un synonyme spécifique du Flamenco. Mais c'est un mot qu'on a beaucoup utilisé et qui a perdu de ses origines. Il me semble que c'est le poète Lorca qui l'utilise le premier.

- Tu m'avais dit auparavant que ton projet est de réaliser une trilogie autour du Flamenco.  "Transe" est le deuxième volet de cette trilogie. Comment conçois-tu cette trilogie?

- La trilogie avait été pensée comme un film sur la danse avec Rocío, un film musical avec Jorge et un troisième film sur le chant. 

- Quand on évoque les trois piliers du Flamenco, on  parle de chant, de la musique et de la danse, et quand on parle de musique, dans le Flamenco, on pense tout de suite à la guitare. Alors qu'il y a plein de grands guitaristes, pourquoi as-tu choisi Jorge Pardo, parmi tous ces grands musiciens?

- Pour la guitare, je m'étais dit déjà qu'il y en aurait partout dans le film, et d'ailleurs, il y en a. Dans le film sur le chant, si nous arrivons à le produire, ils seront constamment à l'écran aussi. Après, c'était la solution de facilité et je n'avais pas en tête un profil qui m'intéressait. Je ne les connais pas tous car il y  a une nouvelle génération de guitaristes qui est formidable.  Quoiqu'il en soit, même avec les grands guitaristes que j'admire, c'est une question de flair, de feeling aussi.  Il y a de grands guitaristes que j'admire et à qui je ne proposerai jamais de travailler avec eux sur un projet à long terme de deux ans parce que je ne leur fais pas confiance à ce niveau là. Par contre, Jorge, il a suffit de le voir une fois pour qu'on se lance dans le projet. C'est au cours d'une discussion qui a lieu pendant un déjeuner et, en deux heures,  j'ai décidé avec mon ressenti qu'on allait essayer de se lancer. Je n'ai pas fait d'examens ou de tests à d'autres musiciens. J'ai rencontré Jorge parce qu'il m'intéressait et le feeling est passé entre nous deux. De plus, il provenait du jazz alors que les guitaristes viennent tous du traditionnel, or la trilogie explore vraiment les frontières du Flamenco. Le profil de Jorge en tant que musicien était rêvé.

- Pourquoi réalises-tu des films? quelle est ta motivation profonde et personnelle, au delà de parler d'un artiste que tu apprécies fortement et d'évoquer ton amour pour le Flamenco?

- C'est une question difficile... je pourrais dire que c'est un besoin. C'est tellement compliqué de réaliser des films aujourd'hui et c'est un chemin tellement ardu que s'il n'y a pas un besoin ni un désir très fort, on n'y arrive pas. Je m'intéresse au monde. J'essaye de donner du sens au monde. Je m'intéresse au temps, à ce que l'on reçoit culturellement et ce que l'on va laisser derrière nous. Ma façon de m'intéresser à cela, c'est devenu mon métier. Dans le cas précis du Flamenco, il est évident qu'il y a une façon de m'approprier de mon identité, de me reconstruire mon identité, moi, Andalou, immigré en France où j'ai fait toute ma carrière, où j'ai élevé mes enfants. A un moment donné de ma vie, je m'interroge sur qui je suis et ce que j'apporte aux autres, sur ce que j'ai reçu et sur ce que je peux laisser derrière moi. Comme le Flamenco est une musique qui m'accompagne depuis mon enfance, c'est quelque chose d'important.

- Quelle est ta formation d'un point de vue cinématographique? Es-tu passé par une école ou es-tu autodidacte?

- Je suis totalement autodidacte.

- Tu as d’autant plus de mérite d’avoir réalisé un film de cette qualité! Quels sont tes cinéastes favoris, tes films préférés?

- Je ne sais pas si mes cinéastes préférés vont donner des clés sur mon travail. En fait, je regarde beaucoup plus de fictions que de documentaires, même si je connais l'histoire du documentaire. J'aime particulièrement le cinéma classique et l'âge d'or du cinéma japonais.  Misohuchi, Ozu et Kurosawa, ce sont les cinéastes qui m'ont le plus marqués ces dernières années. Après, j'aime beaucoup les films d'autres réalisateurs aussi: Jean Renoir, John Ford, Buñuel... la liste serait très longue. Le plus important, ce n'est pas les cinéastes parce les filmographies sont parfois très grandes, mais c'est les films qui me marquent. Je réalise des films et des portraits sur des artistes, mais je considère que ces films parlent autant de moi que des artistes que je filme.

- Combien de temps t'a-t-il fallu pour réaliser le film "Transe", entre le tournage et le montage? Quel est le temps que tu as pris pour être avec Jorge Pardo et le suivre pendant le tournage?

- Jorge, je l'avais déjà rencontré jeune. Je l'avais vu plein de fois à Almeria puisqu'il joue tous les étés là bas. Dès mes seize ans, je le connaissais et je connaissais sa musique. Je l'ai retrouvé en septembre 2017. Un ami en commun nous a organisé un rendez-vous à Almeria. Nous avons commencé le tournage à peine trois mois après, début 2018 et, entre temps, nous avons monté une société de production sans aucune expérience pour financer ce film... une démarche totalement "quichotesque" car nous n'avions aucune expérience dans la production. Le tournage a démarré en début 2018 jusqu'à mi 2019. Le montage a duré pratiquement un an. Le montage image était fini juste avant le premier confinement. Le montage son a continué jusqu'à l'été. On peut dire qu'il y a bien trois ans de travail. Il y a eu cinquante cinq jours de tournage étalés sur un an et demi, ce qui est énorme pour un documentaire! Nous avions plus de deux cent heures de rush, ce qui est démesuré! J'espère que c'est la dernière fois de ma vie que je me retrouve avec une masse de données aussi importante parce qu' après, trop c'est trop. A un moment donné cela peut devenir la plus grosse écaille  dans le montage. Nous avions trop de bons moments, trop d'histoire, trop de tout. Pour gérer cela dans un temps déterminé, car le montage est cher, même si nous avons monté 12 à 15 semaines, nous avons manqué un peu de temps.

- "Transe" c'est aussi un travail d'équipe. Pourrais-tu nous présenter ton équipe c'est à dire ceux qui t'ont accompagné dans ce projet?

- C'est un immense privilège d'avoir eu la chance de travailler avec des techniciens, des collaborateurs  extrêmement doués puisqu'aussi bien l'ingénieur du son, le chef opérateur comme le producteur sont tous les trois sortis de l'école nationale Louis Lumière et ce sont vraiment de très bons professionnels. C'est une école qui donne une formation technique très poussée, excellente, ainsi qu'une culture cinématographique, ce qui facilite énormément le dialogue. Dorian Blanc était producteur; auparavant il avait été mon chef opérateur sur "Impulso". Cette fois-ci, il faisait la deuxième caméra sur le tournage. Nicolas Contant était notre chef opérateur et Arnaud  Marten était ingénieur du son. Ils ont tous fait un travail remarquable. Le cinéma est à 100% un travail collectif. C'est un rêve qui se partage sinon cela ne fonctionne pas. Effectivement, moi je suis à la barre du bateau, mais si mon rêve n'est pas partagé par l'équipe, sur un projet comme cela, cela n'aurait pu aboutir. Ce film  est fait avec des moyens  conséquents et réalisé d'une manière très particulière car, dans les documentaires, chaque réalisateur a sa petite cuisine et sa manière de travailler. Il faut quand même une cohésion dans le groupe puis un montage de qualité. J'ai eu la chance de compter sur Mathieu Lambourion qui est un monteur extraordinaire et qui m'accompagne depuis déjà quatre films. Laureline Amanieux m'a accompagné pour l'écriture du scénario. Ces cinq personnes étaient le noyau dur de mon équipe.   Après, nous avons eu des collaborateurs occasionnels.

- Puisque tu fais référence au travail que tu as réalisé avant ces deux films, pourrais-tu nous parler un peu plus de cela?

- J'ai réalisé un peu pour France 3 région, j'avais réalisé un beau portrait d'une danseuse Hip Hop. J'avais écrit et réalisé une série pour France 5 et, si l'on remonte un peu plus dans le passé, j'ai eu une expérience longue dans une chaine de télévision régionale. Si l'on remonte encore plus loin dans le temps, j'ai réalisé d'autres films plus personnels qui n'ont pas été diffusés à la télévision. Il y a quinze ans, j'ai réalisé beaucoup de films expérimentaux qui sont encore dans mes tiroirs. En 2002, j'avais réalisé un petit film expérimental sur lequel j'aimerais revenir, mais je ne sais pas encore si cela se fera.

- Revenons à "Transe". Dans ce film, nous découvrons différentes facettes de la personnalité de Jorge Pardo ainsi que des moments de sa vie plus intime. Nous pouvons apprécier aussi son talent. Le fait de ne pas évoquer sa biographie, est-ce un choix délibéré?

- Absolument! je ne fais pas de biographie. Je ne sais pas faire cela et en plus cela ne m'intéresse pas  d'en faire. Je respecte énormément le portrait d'artiste, mais cela n'est pas dans mes cordes. Moi, je veux faire un film qui se déroule maintenant avec quelqu'un qui est vivant et que je sens vivant à l'écran.

- Dans ce film, il y a la présence de très grands artistes aux cotés de Jorge Pardo. Citons par exemple Farruquito, le grand jazzman Chick Corea, Ricardo Moreno, Tomas de Perrate, Diego Carrasco et son fils, il y a Diego del Morao, Ana Morales. Il y a toute une panoplie d'immenses artistes et je trouve cela très intéressant parce que ce sont tous des artistes qui méritent d'entrer dans ce film et cela donne un beau panorama du Flamenco actuel, n'est-ce pas?

- Cela correspond tout simplement à la trajectoire de Jorge Pardo. Ce musicien est capable de dialoguer avec un Jazzman comme Mark Giuliana qui a trente ans de moins que lui et qui a obtenu un Grammy de Jazz, et avec un gitan de 70 ans à Jerez, cela correspond à ce musicien qui est comme une comète qui traverse des galaxies musicales différentes et qui les met en contact. C'est cela la magie de Jorge Pardo. C'est cela qu'il met en avant dans son histoire. La trilogie, en soi, a un sens patrimonial profond. Nous voulions de bons  artistes et nous on avons eu le meilleur.

- L'expérience humaine, au travers de ce film, que t'a-t-elle apportée à titre personnel?

- Le documentaire a cet aspect magique qui nous permet de vivre dans des univers et dans des mondes qui, à priori, ne sont pas les nôtres. Moi, en tant qu'aficionado, je connais bien le milieu que je vais filmer, mais le fait de partager tant de nuits, tant de voyages avec tous ces musiciens, évidemment que pour un aficionado, c'est déjà un rêve! Indépendamment de cela, aussi bien avec Rocío qu'avec Jorge Pardo, le fait de côtoyer des artistes si importants m’enrichis parce que je comprends le processus de création, qu'ils peuvent avoir leurs difficultés, je comprends leur rapport à l'égo. Je comprends comment ils évoluent, comment ils font face à leurs défis, à leurs enjeux, cela ne peut qu'enrichir ma propre réflexion sur mon travail. Les gens qui voient le film m'expriment leur jalousie face au fait que j'ai vécu cette expérience humaine exceptionnelle. Pour Jorge aussi, la rencontre avec l'équipe technique a été une belle expérience. Concernant l'équipe technique, mon ingénieur du son ne connaissait rien au Flamenco et ils sont tombés dans la marmite. J'imagine que, partager toutes ces heures avec des artistes aussi intéressants, cela leur a beaucoup apporté. Effectivement, on en ressort très enrichi.

- En tant que réalisateur, qu'est-ce que ce film t'a apporté?

- Ce film m'a permis de mettre en place une mise en scène plus poussée dans le réel, c'est à dire de modifier ou d'adapter le réel sans sortir d'un cadre dit "documentaire" et de l'adapter à moi-même. Ce film m'a permis de le faire. Il m'a ouvert toute une perspective pour mélanger et approfondir dans cette ligne. Pour être plus clair, la question est: Est-ce que je mets la caméra dans le réel ou est-ce que je mets le réel devant la caméra?  Ce film m'a ouvert cette réflexion et cela nous apporte une belle expérience pour travailler sur des films ambitieux, si nous arrivons à les produire, avec un enjeu qualitatif technique important car nous avons réalisé un film qui est superbe techniquement. On peut aimer ou ne pas aimer le film mais, par rapport au budget et à l'équipe relativement réduite que nous avions, le film est très solide. Etre à la tète de cette équipe, cela m'a apporté une belle expérience pour la suite.

- La construction du film, elle est particulièrement réussie. La beauté, la qualité et la fluidité des images, la qualité du son, tout cela est très appréciable. On se laisse emporter par l'ambiance du film et on ne voit pas le temps passer. Quel est ton secret pour captiver à ce point le public?

-  Je pense que cela tient beaucoup à Jorge et aussi au rapport qu'on arrive à installer avec les personnages qu'on va filmer ainsi qu'à la qualité de l'équipe technique. Cela passe par le dialogue. Je parle beaucoup avec les gens qui travaillent avec moi. On en parle avant. Nous expérimentons beaucoup en tournage. Nous tournons beaucoup pour savoir quelle ficelle nous allons tirer, mais au delà de tout, il faut que nous sentions que nous participons à ce que nous filmons pour que nous puissions restaurer cette sensation au montage et la transmettre aux spectateurs. C'est cela qui est important. Nous avons vécu des choses en tant qu'expérience personnelle, nous avons eu accès à un art, une musique qui est très puissante. Nous l'avons ressentie. Puis, le temps est passé et  nous avons perdu cela. Notre rôle au montage est de restaurer cette émotion que nous avons vécue. Si nous allons dans ce sens là, tout va bien se passer. Après, il faut être exigent d'un point de vue technique. Les gens qui travaillent avec moi, ils le savent. Si ce n'est pas parfait, si ce n'est pas beau, on ne va pas le monter. Mais en même temps, en tournant beaucoup, nous avons des opportunités pour ces ratés. Il s'agit de monter en puzzle avec une structure que nous avions définie et mise en place. Tout le monde me parle du concert du film. Ce concert, c'est moi qui l'ai proposé et c'est nous qui l'avons organisé. Sous le film, il y a une grosse structure. La voix off de Jorge, ce n'est pas une voix off improvisée. Nous avons fait de longues interviews avec lui. A partir de ces interviews, nous avons repéré des sujets, des thématiques, des extraits que nous avons utilisés comme maquette. Ensuite, nous avons commencé à faire un aller-retour avec Jorge pour peaufiner ces voix. Même au montage, nous avons eu besoin d'autres thématiques. Nous les lui avons demandées. Il nous les a envoyées. C'est comme la réalisation d' un tableau. Il faut peaufiner, il faut beaucoup travailler et aimer ce que l'on fait.

- Avec ton équipe, comment avez-vous fait pour choisir les moments  parmi tous ces rush? Comment avez-vous procédé?

- Ce serait long de parler précisément du montage. Pour les extraits musicaux, c'est l'émotion qui compte mais, en même temps, il y a des problématiques techniques qui sont très claires. Nous avons filmé une vingtaine de concerts de Jorge Pardo. Il faut trouver un moment qui soit musicalement riche, intéressant, mais qu'on ait bien filmé car nous avons beaucoup de moments riches musicalement où la caméra n'est pas là où l'on aimerait qu'elle soit. Il n'y a pas les mouvements , la continuité et les plans séquence que nous voulions. Après, c'est plus compliqué que cela. Si dans la séquence d'avant, on a joué de la flûte, on ne va pas la jouer à nouveau. Alors quel style musical va-t-on jouer? Il y a donc plein de contraintes qui flottent. Il faut être conscient des moments où Jorge prend le saxophone et ce qu'il va jouer et avec qui, de la raison pour laquelle on part sur un style festif ou plutôt solennel, et tout cela par rapport à ce qui est monté avant et après. Nous avions une structure claire qui était de partir d'un musicien qui était en perte de vitesse dans des petites scènes en Andalousie et aller vers le jazz, vers New York, vers des scènes de plus en plus grandes. Nous savions que nous allions présenter le personnage en une vingtaine de minutes, en Andalousie. Nous voulions ensuite que l'idée du concert apparaisse, puis, c'est ce fil que nous allions tirer. C'était la base. Le danger était de tomber dans le catalogue de musique et de musiciens. Il y avait tant d'artistes! Certains artistes très importants ne figurent pas dans le film, mais il fallait garder un équilibre pour que cela ne deviennent pas un clip vidéo d'artistes. Nous voulions un récit, un film.

- Dans quelques mois, le film va sortir dans les salles en France. Pourrais-tu nous donner une date précise et nous indiquer les salles?

- Pour l'instant, "Transe" sort en septembre prochain dans les salles à Paris et probablement dans le sud de la France. Jeudi 8 septembre, il sera projeté au cinéma Diagonal à Montpellier, vendredi 9 septembre, il sera au cinéma l'Atalante à Bayonne. Samedi 10 septembre, il sera programmé au cinéma Clap Ciné, à Port Leucate. Dimanche 11 septembre: Cinéma Clap Ciné à Canet en Roussillon; lundi 12 septembre: Cinéma Le Castillet à Perpignan. Le 14 septembre: à Paris, au cinéma Espace Saint Michel et peut être dans d'autres cinémas parisiens en même temps. Deux tournées sont confirmées avec ma présence également dans le sud de la France. Du 8 au 15 octobre, il y aura une tournée dans le cadre du Festival Cinespaña dans 8 villes: Lavelanet, Foix, Blagnac, L'Isle Jourdain, Gourdon, Auterive, Fleurance, Auzielle. Parallèlement,  un grand concert de Jorje Pardo est programmé le 24 septembre au Cirque Romanès, à Paris.  Comme tout film documentaire, la distribution se fait à moyen terme.  Il y aura donc d'autres dates à venir. On ne va pas avoir beaucoup de copies mais elles vont tourner longtemps et, j'espère, dans toute la France. C'est le deuxième pays au monde où la culture Flamenco est la plus importante. Il y a un rapport historique très étroit entre la France et le Flamenco. Il y a aussi beaucoup d'aficionados et, au delà de cela, la figure de Jorge Pardo dépasse le cadre du Flamenco. En 2014, il a été déclaré meilleur jazzman européen et c'est l'Académie française de Paris qui lui a décerné ce prix. Donc, nous avons un public qui va être difficile à toucher car nous avons un petit distributeur, mais idéalement, on pourrait y arriver.

- Pour les mélomanes où les amateurs de musique, c'est un très grand film!

- C'est ce que je répète depuis plusieurs années. Pour celui qui aime la musique, ce film est un cadeau. Même pour un chanteur de classique ou quelqu'un qui s'intéresse au chant et à la musique. Comme disait le poète Edmond Jabès, "pour exister, il faut être nommé". C'est une question de promotion. Mais, actuellement, nous n'avons pas la puissance de promotion pour atteindre ce public. Mais il fera son chemin. J'ai le témoignage des gens en Espagne et en France  qui ne connaissent rien au Flamenco et débarquent dans le film parce que quelqu'un les a amenés, et qui en sortent séduits. C'est vrai que Jorge Pardo est un personnage. Son regard sur le monde, cette douce résistance à l'industrie, cette façon si "mindfullness" de vivre aujourd'hui, ce goût pour le zen et la philosophie est très présent. On découvre un regard sur le monde qui me semble très important, de nos jours.

- Il y a effectivement une dimension mystique qui transparait dans le film quand on écoute les propos de Jorge Pardo, quand il parle de l'art et quand on écoute sa musique. Quel est ton regard sur Jorge Pardo et sa philosophie?

- Le regard est si profond que j'ai choisi de travailler avec lui et pas avec quelqu'un d'autre. J'aime bien son regard sur le monde. Je connaissais son discours et ce n'est pas sa maitrise absolue musicale ou sa place dans le milieu du Flamenco qui a été le seul critère qui m'a décidé de le choisir car il y a d'autres profils qui avaient une place très intéressante, par contre la façon dont il mène sa vie et son regard  m'intéressaient beaucoup, autant que sa musique. Chez lui, il y a de la philosophie, du mysticisme, il y a énormément de choses. C'est un musicien bohème dans le  plus noble sens du terme, comme il n'y en a plus. Il suit son chemin et  a un discours très libre sur sa trajectoire et son travail. Il  se détache bien de son égo. Rocío, elle faisait cela aussi. J'ai eu beaucoup de chance avec ces artistes!

- Quels sont tes projets? … et pourrait-on parler du troisième volet de cette trilogie? as-tu amorcé ce projet? Nous savons qu'il s'agit de chant.  Pourrais-tu nous en dire un peu plus?

- Je peux dire que, si tout va bien, j'aimerais réaliser le film avec Tomás de Perrate. J'en suis au processus d'écriture et, pour l'instant, la montagne me semble énorme! Tout le monde me dit de me pas m'inquiéter, que je vais faire le troisième film sans difficulté. Cela fait un an que je vais à Utrera. Il nous manque juste l'argent. Le premier film s'est fait par hasard. Pour le deuxième film, on a monté exprès une société de production et on s'est beaucoup endetté  et on me suivra difficilement comme cela pour le troisième film, donc il faudra qu'il se passe quelque chose. Pour le deuxième film, sans subventions, sans aide, on n'aurait pas tourné. L'idéal c'est que le film marche pour nous permettre aussi de créer de la richesse. Je n'aimerais pas dépenser l'argent des subventions dans le seul but de réaliser des projets artistiques. Le but est aussi que le film soit regardé, évidemment. Pour le film de Tomás, on espère aussi des aides. Et après, j'ai d'autres petits projets.

- Et les autres  projets, quels sont-ils?

- J'aimerais tourner un court métrage de fiction qui n'a rien à voir avec le Flamenco. On a un scénario, on va essayer de le tourner cet hiver. J'ai aussi d’autres projets personnels qui sont en écriture mais je vais déjà me concentrer sur la trilogie que je souhaite vivement pouvoir aboutir.

- Merci Beaucoup Emilio. On te souhaite beaucoup de succès pour tes films. Vivement la sortie de "Transe", en salle !

- Merci à toi.