Avec son talent et sa créativité hors
du commun, David Peña Dorantes s'est imposé sur la scène
internationale autant en solo qu'avec ses diverses
formations et collaborations artistiques. Cet artiste
natif de Lebrija est devenu le Joyau du piano Flamenco. Dans son nouvel album "El Tiempo por testigo",
Dorantes célèbre ses 20 années de carrière artistique.
Réunissant plusieurs thèmes inédits et une réactualisation
d'œuvres qui ont marquée la carrière de l'artiste pour
différents motifs, et que Dorantes a accepté de montrer dans
cet album, avec le regard de la maturité, cet
opus est un magnifique témoignage de la richesse mélodique
et rythmique contenue dans sa musique. Pour la sortie de ce
nouvel et magnifique album, Dorantes nous accordé
l'interview suivante:


- Dans ton nouveau disque « El
tiempo por testigo » (« Le temps pour témoin »), tu rassembles
dix thèmes pour célébrer tes vingt années de carrière
artistique. Sur quels critères as-tu choisi ces morceaux?
- J’ai sélectionné ces thèmes car ils
représentent quelque chose d’important dans ma vie. Parmi ces 10
thèmes, sept d’entre eux évoquent différentes étapes de ma vie,
un reflet des moments clé durant ces vingt dernières années: un
changement, un nouvel état émotionnel ou mille autres choses.
Les trois autres thèmes sont inédits et nouveaux. Je les ai
inclus de manière à établir un lien entre ces vingt années
passées et mes vingt prochaines années, pour créer un pont
entre le passé et l’avenir.
-
Parmi les trois thèmes inédits, « La maquina » est le premier morceau
de l’album. Il surprend réellement par ses sonorités nouvelles
et atypiques. L’idée de composer cette musique, comment
a-t-elle surgit ?
- Dans ce morceau, j’évoque deux aspects de ma
vie. Tout d’abord, je me réfère à
mon
enfance. En effet, quand j’étais petit, dans ma famille, je
jouais avec tout ce qui était à ma portée pour faire du compas
et du Flamenco. Par exemple, l’almanach des mois, nous
l’utilisions
sous forme de jeu pour chanter por Buleria. Dans ma famille,
nous faisions de la musique avec tout. Comme j’évoque ces vingt
dernières années, j’ai eu l’envie de prendre une machine à
écrire et de marquer le rythme avec cette machine.
"La maquina" révèle un autre aspect important de
ma vie d’artiste. En effet, au début du
morceau, je prends un papier, la machine à écrire, marque le
rythme en écrivant avec, puis je joue
le morceau au piano et, à la fin, je chiffonne le papier et le
jette parterre. Pour moi, cela exprime la lutte que nous avons,
nous les créateurs, à l’heure de créer, cette lutte éternelle,
car nous-mêmes sommes nos pires ennemis. Nous nous confrontons à
nos propres peurs, à nos doutes, à nos propres limitations
aussi, parfois. De plus, nous prenons, créons puis effaçons à
nouveau. Cette lutte sans fin est inhérente à tout créateur.
- L’autre magnifique morceau
« Barejones », que signifie-t-il pour toi ?
- « Barejones », c’est le nom du quartier de
Lebrija dans lequel j’ai vécu durant mon enfance, jusqu’à 8 ou 9
ans. Ce village proche de Jerez et situé à soixante kilomètres
de Séville, a vu naitre beaucoup d’artistes Flamencos. Je vivais
dans une maison près d’un immense champ de blé. Je me souviens
de ce blé déjà sec et jaune, de ces grands espaces dans lesquels
je jouais. Dans le thème « Barejones », je voulais refléter
cette enfance que j’ai vécue dans mon village natal. Il y a
aussi la partie Flamenca inhérente à ma famille. Mon père est
guitariste, ma grand-mère est chanteuse, mon oncle est Juan Peña
El Lebrijano. Nous nous réunissions très souvent, tous, avec
Fernanda, Bernarda de Utrera. Il y a eu beaucoup de fêtes dans
cette maison. Donc mon enfance s’est déroulée dans cet espace
ouvert, champêtre et aussi avec cette « Flamencura »
que j’ai vécu, dès mon plus jeune âge, avec ma famille. C’était
une atmosphère vraiment magique !
- Ce devait être
extraordinaire ! …« Y el tiempo », le troisième morceau inédit,
que représente-t-il pour toi ?
- Dans ce thème, il y a uniquement les sonorités
du piano et des palmas corporelles que je fais moi-même.
Je joue du piano de toutes les manières : sur les touches, à
l’intérieur, en dessous, dans les cordes, etc. Cela crée une
atmosphère et c’est propice à une recherche au-delà des
sonorités communes. C’est une manière d’entrer dans l’intimité
de l’instrument et de l’utiliser différemment.
- Tu es né au sein d’une
grande famille d’artistes Flamencos. Tout à l’heure, tu as cité
quelques uns d’entre eux. Es-tu conscient de ton héritage ? De
quelle manière cela influe dans ta manière de jouer du piano ?
-
Oui, je suis
vraiment conscient de mon héritage, et je ne le changerais pour
rien au monde ! Pour moi et pour le musicien que je suis, je ne
pouvais avoir meilleur héritage ! J’y tiens et j’en prends
énormément soin. Je dis souvent que j’ai eu deux sortes de
conservatoires : le premier, naturel, le conservatoire Flamenco,
celui que j’ai fréquenté au sein de ma
famille et l’autre, le conservatoire classique. Celui qui a
vraiment de l’importance pour moi, c’est le premier, le
« conservatoire » familial, avec des maitres comme le sont Juan
Peña El Lebrijano, Fernanda et Bernarda, mon père, ma grand-mère
El Perrate. En fait, j’ai en une multitude de maitres ! Cela
influe dans mon langage musical, car je considère la musique
comme un langage. Ce langage, je l’ai acquis dès mon plus jeune
âge ; il est naturel et on ne peut pas me l’enlever. C’est
comme si j’essayais de parler le français, on remarquerait tout
de suite mon accent espagnol. De la même
manière, quand je joue de la musique, on remarque tout de suite
que je suis Flamenco.
- Pourquoi t’es-tu dirigé
vers la musique ? as-tu été soutenu dans ta formation et dans
ton choix artistique, au début ?
- J’étais un enfant obsédé par la musique. A
l’âge de 2 ans, j’avais un petit accordéon et je jouais
constamment avec lui. A la maison, mon père dansait, écoutait de
la musique, jouait des percussions. Comme il était guitariste,
il avait beaucoup guitares. Il jouait souvent de cet instrument.
Dès l’instant où je lui ai fait part de mon souhait de devenir
musicien, mon père m’a soutenu, il m’a aidé à devenir musicien,
m’a encouragé à étudier.

- Tu as commencé par la
guitare pour ensuite pratiquer le piano. Quelle a été la raison
de ce changement?
-
En effet, au
départ, jouer de la guitare à la maison, c’était normal puisque
beaucoup en jouaient : mon père, mon frère, mon oncle le
guitariste Pedro Bacan. Mais, ce qui m’attirait par-dessus tout,
c’était le piano. Il y en avait un dans la maison de ma
grand-mère La Perrata. Quand je lui rendais visite, quand
j’étais enfant, j’allais sans tarder dans la pièce où se
trouvait cet instrument et je me mettais à en jouer sans me
lasser ; j’aimais beaucoup les sonorités
du piano. Puis, je suis allé au conservatoire et lorsque j’ai
commencé ma formation, le conservatoire m’a demandé de
travailler les sonorités et la technique sur un piano. Alors,
pour m’acheter ce piano, j’ai accompagné les chanteurs à la
guitare, dans les festivals, pendant une période. Quand j’ai
acquis mon piano, j’ai arrêté la guitare et me suis mis
sérieusement à étudier le piano.
- Avec ta musique, tu
prouves que le piano est Flamenco et peut exprimer tous les
sentiments, comme le fait la guitare. Qu’en penses-tu ?
- Je pense réellement que les instruments sont
des sons, des tonalités. Ce qui est important, c’est
l’interprète. Là est la question. Le Flamenco, je l’assume
depuis mon plus jeune âge et si même je jouais de la guitare,
cela sonnerait Flamenco. Là est la clef. Le piano n’est qu’un
instrument, ce qui est déjà bien, mais ce qu’il apporte ce n’est
qu’une tonalité. Par rapport à la technique de la guitare, avec
le piano, il faut passer par d’autres chemins. En assumant cela,
je pense que, au fond, c’est tout à fait possible de traduire
les émotions avec cet instrument et de le faire vibrer sur la
fréquence du Flamenco.
-
La fierté Gitane est récurrente dans ta musique et plusieurs
thèmes se réfèrent au peuple Gitan, à son histoire. Citons par
exemple, le célèbre thème « Orobroy » que tu as composé il y a
vingt ans et dont tu as inclut une nouvelle version dans ton
album « El tiempo por testigo ». La musique
est-elle aussi un moyen pour toi de faire passer des messages?
- Sans chercher à tomber dans le fanatisme, car
je pense que le fanatisme n’est bon pour rien, il est vrai que
je suis fier d’être Gitan et je sais que, nous autres, avons des
valeurs qui sont ni pires ni meilleures que celles des autres,
mais qui sont simplement différentes et avec lesquelles je suis
en phase. Je sais que je peux apporter aux autres une prise de
conscience de certaines choses, et changer le regard que l’on
porte sur notre peuple. Tu vois, par exemple, je suis passé par
le conservatoire et je suis bien engagé dans ma carrière
artistique. J’ai un cousin qui est architecte, un autre qui est
avocat ; mon frère ainé est technicien du son. Nous sommes tous
studieux. Cela prouve, d’une part, que nous pouvons être comme
les autres. D’autre part, l’histoire des Gitans est très
intéressante ; elle est pleine de parties obscures et de joie.
Cela a toujours attiré mon attention et j’aime refléter cela
dans ma musique. C’est une histoire où il y a beaucoup de choses
à dire.
- « Orobroy »
est un thème très important pour le monde Gitan. De plus,
cette chanson est devenue très célèbre. Te perçois-tu comme le
porte parole du monde Gitan ?
- Je ne sais si l’on me considère comme le
porte parole du monde Gitan. Une chose est sure, c’est que j’ai
composé « Orobroy » quand j’étais très jeune, je devais avoir
quatorze ans. Je l’avais mis de coté
jusqu’à ce que je le ressorte et l’enregistre, il y a vingt ans
de cela. Dorénavant, je ressens que ce thème ne m’appartient pas
car tout le monde l’a fait sien et s’identifie à lui. Le peuple
Gitan en fait de même. Peut être que c’est le thème qui nous
unit tous. Je suis un créateur, ou simplement celui qui a trouvé
le thème et qui l’a mis en place.
- Dans la nouvelle version
d’ « Orobroy », vingt huit enfants de la chorale « Meridianos »
t’accompagnent au chant. Pourquoi as-tu choisi de travailler
avec eux?
- Le « Coro Meridianos » provient du Poligono
Sur, à Séville. Il est constitué d’enfants que la société a
délaissés, qui sont défavorisés autant dans le domaine familial
que matériel. Meridianos est un organisme qui a pour objectif de
faire émerger le talent de ces enfants pour qu’ils puissent
évoluer et avancer dans la vie, trouver un équilibre et une
place dans cette société. Quand j’ai rencontré les enfants de
cette chorale, j’ai eu envie de les aider. Ils sont venus dans
mon studio et nous avons enregistré ensemble la nouvelle version
d’« Orobroy ». Le fait de les choisir pour chanter cette
chanson, cela a vraiment un sens pour moi comme pour eux. Leur
participation a été très constructive pour nous tous.
-Dans ton nouvel album, tu
comptes aussi sur la participation de Javier Ruibal et de
Francis Posé. Tu sais vraiment bien t’entourer, n’est-ce pas ?
- En effet, Javier Ruibal est un très bon
batteur. Il provient de la musique Pop et d’autres univers, mais
il sait très bien s’adapter au Flamenco. Quant à Francis Posé,
musicien qui provient du Jazz, c’est un grand contrebassiste.
J’accorde autant d’importance aux compétences artistiques qu’aux
qualités humaines des musiciens qui m’entourent. Javier Ruibal
et Francis Posé sont aussi de très bons amis et il y a une très
belle connexion entre nous.
- Avec le temps, as-tu changé
ta manière de ressentir et de vivre le Flamenco et la musique,
en général ?
- Oui, avec le temps, j’ai changé ma manière de
ressentir la musique, la vie et tout ce qui m’entoure. Au
travers de l’expérience et du temps, les êtres humains changent.
Au début, il y a vingt ans, je travaillais dans une chambre de
deux mètres carrés. J’étudiais sans cesse et je composais. Dans
le cadre de ma carrière artistique, je commençai à voyager et à
découvrir beaucoup de pays, beaucoup d’endroits. De plus, toute
cette expérience acquise avec d’autres musiciens et d’autres
styles de musiques, comme par exemple avec Renaud Garcia Fons
avec lequel j’ai enregistré l’album antérieur, me fait voir la
musique d’une manière différente et me permet de continuer à
apprendre de tout cela.
- Comme tu le dis, dans ta
musique tu dialogues parfois avec d’autres styles de musique
comme le jazz. Pour toi, cette rencontre avec d’autres univers
musicaux, est-ce une nécessité ou est-ce simplement par
curiosité ?
- C’est une nécessité. J’ai réellement besoin de
ne pas rester seulement dans le Flamenco, et de m’ouvrir à
d’autres styles de musique. Le Flamenco est très riche mais j’ai
besoin de partager ma musique avec d’autres musiciens. Je
m’intéresse aussi à la manière dont compose les musiciens comme
Bella Bartok, Stravinsky ou d’autres afin de m’ouvrir
davantage. Je ne délaisse absolument pas le Flamenco, mais j’ai
besoin de laisser s’épanouir ma part d’artiste universel.
- Tu as l’honneur d’avoir
introduit avec maestria le piano dans le « toque Flamenco », et
de porter cet instrument en tant que soliste dans toutes les
scènes du monde. Tu es considéré comme le meilleur pianiste du
monde Flamenco. Quel est le secret de ta créativité et de ta
réussite à l’échelle internationale ?
- En fait, je ne le sais pas… c’est très
difficile de déterminer cela. Je trouverais une explication dans
la valeur que j’accorde au travail, à la volonté de se dépasser
et de ne jamais se contenter d’un niveau acquis mais toujours
essayer d’aller de l’avant. Le Flamenco me donne une couleur
très différente des autres pianistes et, à partir de cela, il ne
s’agit pas de se conformer à cette couleur mais plutôt d’essayer
d’avancer en travaillant et en gardant cette ouverture d’esprit,
en continuant à boire à plusieurs sources : celle du Flamenco
mais aussi celles qui sont au delà. Mais, par-dessus tout, c’est
le travail qui permet d’avancer !
- Quels conseils donnerais-tu
aux élèves qui pratiquent le piano Flamenco et qui souhaitent se
professionnaliser ?
- Le meilleur conseil que je pourrais leur donner
c’est que, au delà du fait qu’il faut beaucoup travailler, il
est nécessaire de beaucoup écouter le rythme, d’apprendre à
maitriser le compas car cela est essentiel dans le
Flamenco. Ecouter beaucoup de guitare, du chant, essayer aussi
de sentir comment on respire le Flamenco, la philosophie du
Flamenco et comment on le vit. Tout cela est très important pour
se professionnaliser.
- Tu prépares une tournée
pour la sortie d' "El tiempo por testigo" et tu seras en concert
à Paris, le 18 novembre prochain. Quelles sont tes impressions
sur le fait de revenir en France ?
- Je viens beaucoup en France, dans différentes
villes. Revenir à Paris, devant un public français, cela me
réjouit vraiment. Je ne dis pas cela parce que tu es française,
mais parce que cela vient du cœur. Le public français est un
public qui reçoit, qui respecte et qui ressent la musique.
Chaque fois que j’ai un concert en France, je suis fou de joie.
- Nous aussi, nous
t’attendons avec impatience. Quels sont les autres pays dans
lesquels tu vas effectuer ta tournée ?
- Je vais jouer en Hollande, à New York, en
Angleterre, au Portugal, en Pologne, en Espagne…
- Cela fait une belle
tournée! Quelle importance accordes-tu au fait de jouer en
direct, devant un public ?
- C’est très important pour moi de jouer et de
défendre chaque album en direct, de jouer devant différents
publics, dans différents pays. Ce sont des beaux moments
de ma vie de musicien. Pendant le concert, s’il manque une note,
cela n’a pas vraiment d’importance pour moi. Ce que je privilégie
par-dessus tout, c’est que le public ressente ma musique.
Jusqu’à maintenant, avec ce projet, j’ai la grande chance que le
public soit très réceptif, qu’il se lève , applaudisse et qu’il
demande des rappels. Pour moi, c’est parfait !
- David Dorantes, nous te
souhaitons beaucoup de succès pour cette tournée et pour ce
nouvel album qui est un petit bijou dont nous recommandons
vivement l’écoute!A bientôt.
- Merci à toi, et à bientôt.

Site web de Dorantes:
www.dorantes.es
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