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Interview d'Anita Losada

 à Paris, en mai 2015

Réalisation: Isabelle Jacq Gamboena

 

C'est en assistant au spectacle "Fuego", la nouvelle création d'Anita Losada, que nous avons apprécié le talent de cette danseuse, chorégraphe et pédagogue pleine de grâce, de charme et d'élégance. Entourée de ses musiciens et de Paco el Lobo, son chanteur de prédilection, Anita a présenté, sur la scène du Théâtre Georges Pompidou, à Vincennes, un spectacle d'une grande qualité et riche d'émotions. A l'issue de cette représentation, Anita nous a accordé l' entretien qui suit:

 

- Anita Losada, nous sommes heureux d’avoir assisté à ton spectacle intitulé « Fuego » ; nous aimerions connaitre un peu plus l’origine de cette création;  pourquoi ce titre et ce qu’il évoque pour toi.

 

- Ce spectacle est né du travail que je fais tous les jours avec mes camarades du Flamenco : Isidoro, Paco et les professeurs de l’Académie des Musiques et Danses du Monde comme Bálint Perjési qui est d’origine hongroise et qui fait du violon improvisé. Toutes les musiques du monde que nous avons à l’Académie, le Oud, la darbouka, etc., nous permettent de fusionner les musiques. Il y a une définition savante des particules dans le feu, elles fusionnent. Mais, pour moi, le feu, c’est justement le Flamenco dans la fusion, pas la fusion moderne où l’on mélange le Flamenco au Hip Hop, avec de l’oriental ou d’autres styles mais dans la fusion, dans le sens de l’écoute réciproque d’un cuadro Flamenco où on danse comme on dit en espagnol « Te bailo » ou « Te canto ». Oui, c’est vraiment un geste de combustion car, à la fin d’un spectacle, nous sommes tous heureux d’avoir partagé cette transe.

- Dans cette création, tu es entourée de trois artistes : Isidoro Fernández Roman, Paco el Lobo et Bálint Perjési. Pourquoi as-tu choisi ces artistes ?

- Paco, parce que c’est un ami cher qui m’a toujours soutenue, qui est d’une bienveillance extrême, qui connaît la vie, qui connaît aussi la souffrance, car il faut bien qu’à un moment donné on parle de cela, du fait que la souffrance est une composante importante du Flamenco et qu’elle se transforme au travers du  Flamenco. C’est ce que j’aime beaucoup aussi dans l’idée du Feu, c’est que le Feu ça fait monter au ciel des principes matériels et Paco réussit à tout  transformer dans un sens très constructif pour nous tous. Dans le Flamenco, je pense que c’est quelqu’un d’important, en France.

Isidoro, c’est parce que c’est notre Isidoro national maintenant. Isidoro, il est capable de donner du groove. On peut faire un spectacle juste avec lui tellement il est la trame rythmique de ce que l’on va présenter sur scène.

Bálint, c’est parce que je voulais absolument du violon et que je voulais le violon de Balint car c’est un musicien qui sait improviser. C’est très important la composante improvisation dans le Flamenco, et même si cela ne donne pas toujours des choses parfaites, prévisibles, léchées, comme un spectacle international, elle apporte des moments de vie, d’instants qui ne se reproduiront plus et qui sont importants dans le Flamenco ; c’est aussi le feu qui jaillit et qui meurt.

 

- Parle-nous, si tu veux bien, des palos que tu affectionnes plus particulièrement et de ceux tu as décidé de danser dans ce spectacle.

- Mon père est né à la Coruña, il est Galicien et j’ai toujours entendu chanter des choses très « tristes », diront les Français. La fameuse Saudade portugaise ou galicienne, cette mélancolie, cette nostalgie. C’est vrai que la Farruca c’est mon palo de prédilection. Depuis toujours je me sens bien, je me sens chez moi, dans mon pays, dans la Farruca. Je pourrais danser la Farruca pendant une heure sans me lasser.   Il y a aussi le Garrotín qui est aussi très proche de cela. La Zambra est beaucoup plus orientale. Même si je n’ai mis ni Garrotín ni Zambra dans ce spectacle, ce sont néanmoins des palos qui me parlent beaucoup. Les Tientos, parce qu’il y a la lenteur dans laquelle on peut installer le corps et la bata de cola et pour moi c’était très important qu’on laisse jouer la bata de cola. La bata de cola, je l’ai découverte grâce à Yolanda Heredia, ma maestra qui est une gitane extraordinaire qui brûle toujours, elle aussi. Elle nous a appris que c’était vraiment le prolongement de la féminité, du corps de la femme, qu’il fallait la laisser respirer. Et bien sûr, les Alegrías avec Bata, c’est très impressionnant, mais je voulais absolument que, dans les Tientos, l’on entende le « chhhhheeeu » de la bata, qu’elle ait sa place dans le cuadro Flamenco, car elle est aussi un instrument de musique, puisque tout est instrument de musique dans ce que l’on fait : le corps avec les frappes de pieds, les frappes sur le corps, la poitrine, les genoux, les claquements de doigts. On dit des choses dans le Flamenco et la bata de cola, elle aussi, elle parle.

- Tu fais référence au moment du spectacle où tu es habillée en noir avec la mantille, n’est-ce pas ?

- Oui, ce costume est un clin d’œil au « typiqly spanish » et à un film que j’adore « Blanca Nieves » (« Blanche neige »). J’ai cédé à la tentation de déjouer les codes de la religion telle qu’on la perçoit dans les pays latins. On la perçoit comme un théâtre, une comédie. C’est une scène dramatique, ce n’est pas sacrilège, mais  c’est une dimension théâtrale de la religion que j’adore et qui est présente aussi dans le Flamenco.

- Tu interprètes d’autres palos aussi…


- Le Martinete, c’est pour l’entrée en scène. Je voulais qu’on mette les gens en silence. Je ne voulais pas que l’on commence avec des choses joyeuses, des lunares, etc. Je voulais qu’il y ait le moins possible et que l’on rentre dans cet espace de silence qui est nécessaire pour le Flamenco. Il y a la Mariana. C’est très personnel. Quand j’étais en Espagne, j’ai grandi avec une guenon nommée « La macaca » : c’était ma « petite sœur », en quelque sorte... Au Real Cortijo de San Isidro, dans un lieu paumé de Castille, mais très beau pour moi, on faisait les 400 coups avec la Macaca. Cela peut paraitre ridicule quand on ne connaît pas les singes, mais ce sont des petites personnes extrêmement attachantes, intelligentes, espiègles et comédiennes. Ces paroles « Yo  vengo de Hungría, con mi Mariana me busco la vida. » j’ai tout de suite visualisé le rapport quasi amoureux puisque la chanson joue avec cela, l’ambigüité à la fois un peu triste parce que du coup il est vraiment tout seul s’il en est à dire des paroles d’amour à sa petite Macaque, et en même temps, toute l’affection que l’on peut avoir pour les singes.

- Il y avait une Guajira aussi…

- Oui, les Guajiras, c’était pour finir. J’adore la légèreté, j’adore pouvoir danser et dans les Guajiras, le violon peut chanter. Je voulais qu’on finisse par une note de légèreté pour que l’on ne soit pas dans la gravité pendant toute l’heure et demi, et mettre un peu de couleur, finir par un clin d’œil léger.

- Nous aimerions savoir ce qui t’a amené au Flamenco et connaître un peu plus ton parcours artistique. Ta biographie laisse transparaitre un parcours intéressant et atypique…

- Je ne peux pas nier le fait que l’univers du Flamenco correspond pour moi à des racines très profondes et même obscures car j’ai été en quelque sorte privée d’Espagne quand je suis arrivée ici, en France, et qu’il n’y avait rien de ce que j’avais connu auparavant.

- A quel âge es-tu arrivée en France ?

- J’avais 7 ans. J’ai été scolarisée ici. Je ne veux pas rester mariner dans cette douleur, par l’exil et la souffrance d’une famille qui a été dispersée, décimée abattue, ruinée par le franquisme et par cette haine qu’on a  quand même à chaque coin de rue, quelle que soit l’époque. Il faut faire attention lorsqu’on dit « ce sont les vilains franquistes » ou «  il y a eu des nazis et maintenant c’est terminé. » Malheureusement, la haine, elle est en chacun d’entre nous et c’est très important qu’il y ait des exutoires ; le Flamenco en est un. Je dis souvent à mes élèves « Allez-y, tout ce qui vous a frustré, mettez le sous vos talons, tout de suite, maintenant, et ça ira mieux ; parce que c’est toujours la fonction du Flamenco, depuis ses débuts. Si je ne peux pas m’exprimer, je ne peux pas être libre : tout, les desplantes, les mouvements du Flamenco sont des mouvements de libération, un va-et-vient entre enfermement et libération ; je suis toujours avec l’intérieur et l’extérieur. » Trépigner, c’est ce que font tous les enfants lorsqu’ils sont en colère et même si j’espère faire autre chose que trépigner quand je suis sur scène, évidemment, c’est la source. Quand les gens voient le Flamenco comme  un art très gai, très folklorique, très touristique, c’est aussi un des aspects de cet art. On ne peut pas être tout le temps dans la tragédie. Cette légèreté va être aussi une manière d’exorciser la douleur.

- Pourrais-tu nous parler un peu plus de toi et de ton parcours artistique ?

- Je suis née à Madrid, d’un père qui était non seulement gitan mais surtout un militant républicain qui imprimait des affiches de théâtre subversif, la nuit. Il y a une grande tradition communiste en Espagne qui n’est pas forcément comprise par les Français car le mot communisme ne veut pas dire la même chose en France et en Espagne. J’ai toujours connu mon père et sa compagne comme des résistants. Ils ont toujours lutté et j’ai surtout vécu la vie de tournée, dans « La Barraca », la troupe de mon père et d’Alicia Hermida, sa compagne et ma belle-mère. Nous avons refait le parcours qu’avait fait Lorca, de 32 à 36 et nous avons rejoué les mêmes œuvres, dans les mêmes villages. Nous avons fait cet hommage sur des années. Nous l’avons commencé en 1982 et nous devions le finir en 1986, mais le succès était tel que nous avons continué. C’était un théâtre populaire itinérant et il était gratuit. Nous allions dans les villages avec un carro (roulotte) qui s’ouvrait et se transformait en scène, et le soir, nous faisions la représentation. Nous refermions le carro (roulotte) avec les décors dedans et nous allions dans de nouveaux villages. C’était une vraie vie nomade et d’artistes. On ne dormait pas toujours bien, on ne mangeait pas toujours bien, mais c’était fabuleux. Et là, naturellement, comme je dansais tout le temps, ma belle-mère m’emmenait sur tous les tournages de télévision et demandait à chaque fois ce qu’on faisait de la petite. Alors je dansais. Il y avait une émission mythique dans les années 80 qui s’appelait « Aplauso ». C’était une émission extraordinaire avec las Diablesas, d’un kitsch sublimissime dans laquelle je dansais le Flamenco et la danse orientale, je faisais les intermèdes. Dans la troupe nous avions des musiciens extraordinaires : Tarik Banzi, Mansour Rasti, Jesús Salázar Montes et d’autres. J’étais au contact de la musique orientale mixée avec celle de mes cousins flamencos traditionnels. Je dansais d’une manière totalement instinctive. Dans ma famille, on m’a mise à la danse car je dansais naturellement. Je faisais les pasacalles qui est une tradition du théâtre itinérant. De plus,  je montais les chorégraphies car, dans les œuvres de Lorca, il y a du Flamenco. Il y a beaucoup  de chansons et il fallait danser sur ces chansons. Pour le passacalle, il fallait rechanter toutes les chansons qu’il y a dans le Romancero Gitano. Lorca est celui qui a mis par écrit tous ces chants populaires et donc il véhiculait la tradition.

- Tu as reçu une formation académique, par la suite, n’est-ce pas ?

- Oui, et quand je me suis aperçue qu’il fallait compter en dansant, cela a été assez déstabilisant car aucun de mes cousins ne compte quand il joue de la musique. On me disait qu’il fallait commencer sur le 12 ! alors je me suis rééduquée, j’ai compris et analysé des choses que j’essaye d’oublier maintenant, quand je danse.  

- Quelle que soit l’origine de ton sens rythmique, il est vrai que tu es dans la justesse du compás, quand tu danses.

- Ça, c’est aux autres de le voir… Paco est content, Isidoro aussi.

- Ta formation académique, que t’a-t-elle apportée encore ?

- Cela m’a appris que ces choses-là pouvaient s’analyser et s’enseigner, de là m’est venue ma vocation d’enseignante. La transmission est une partie capitale de ma vie. J’ai eu la chance de pouvoir « mamar » (« boire de cela »). Aujourd’hui encore j’ai des maestros extraordinaires et ça c’est de la transmission d’amour que d’enseigner ce que l’on sait. Je dois tout à ma famille, d’abord, mais aussi à Carmela Greco que je porte dans mon cœur, à Maria Torres. Elles sont mes maestras d’Amor de Dios. Je pense aussi à  tous les autres qui ont pu m’enseigner…

- Parles-nous de l’Académie des Musiques et Danses du Monde que tu as fondée très récemment, à Vincennes.  Qu’y fais-tu, quelles sont les activités qu’elle dispense et quelle est sa vocation ?

- J’y enseigne la danse, tout simplement. On fait aussi un stage de flamencologie mensuel qui pour moi est la structure, la colonne vertébrale des enseignements, de toutes les disciplines. J’aimerais que les gens comprennent qu’on ne fait pas de la danse, des percussions, du chant, sans qu’à un moment donné on ne soit pas tous ensemble et que jouer de la guitare flamenca, c’est savoir ce que fait la danseuse ou le danseur. Chanter, c’est connaître la guitare et la danse. Je voudrais que tous les élèves de l’Académie soient capables, tous réunis, de chanter, de danser, faire des palmas, jouer du cajón en s’accompagnant, en se respectant les uns les autres.

Le Flamenco c’est l’écoute de l’autre. Chacun a sa place à un moment donné. Il y a le solo de percussions, il y a le moment du danseur, le moment du chanteur. Tout cela est fabuleux. Imaginez que dans la vie, tout le monde laisse la place à l’autre, qu’on dise « Allez, vas-y, maintenant c’est à toi. » C’est une école d’existence et c’est l’apprentissage du Vivre ensemble. Peut être que c’est une utopie ? Alors, allons-y car, avant qu’il y ait la liberté d’expression, le vote des femmes, c’était considéré comme des utopies grotesques. Je pense que le Flamenco peut vraiment enseigner la Paix.

Ma plus grande ambition est de créer une classe libre. Nous sommes à Vincennes, juste à coté de Montreuil, juste à coté de plein de villes du 94, du 93. J’aimerais vraiment que l’on continue notre travail et que les subventions nous permettent d’accueillir plus particulièrement des enfants dont les parents ne peuvent pas payer. Pour moi c’est tellement logique, c’est tellement cohérent que le Flamenco permette aux gens de ne pas traîner dans la rue à s’ennuyer et à ne pas savoir qui ils sont alors que, justement, toute l’énergie qu’ils ont, elle peut être canalisée et potentialisée dans le Flamenco. On a besoin de cette jeunesse-là et de ces histoires-là pour qu’on raconte ce qui nous arrive depuis des siècles, partout.   

- En effet, c’est un bel objectif. Merci pour cet entretien et pour ton talent, à bientôt.

- Merci à toi aussi.

 

 

Voir le reportage sur le spectacle "Fuego": Cliquer ici

Site web d'Anita Losada: www.academie-des-musiques-et-danses-du-monde.com