
C'est en assistant au spectacle "Fuego", la nouvelle
création d'Anita Losada, que nous avons apprécié le talent
de cette danseuse, chorégraphe et pédagogue pleine de grâce,
de charme et d'élégance. Entourée de ses musiciens et de
Paco el Lobo, son chanteur de prédilection, Anita a
présenté, sur la scène du Théâtre Georges Pompidou, à
Vincennes, un spectacle d'une grande qualité et riche
d'émotions. A l'issue de cette représentation, Anita nous a
accordé l' entretien qui suit:
- Anita Losada,
nous sommes heureux d’avoir assisté à ton spectacle intitulé
« Fuego » ; nous aimerions connaitre un peu plus l’origine
de cette création; pourquoi ce titre et ce qu’il évoque
pour toi.
- Ce spectacle est né du travail que je fais
tous les jours avec mes camarades du Flamenco : Isidoro,
Paco et les professeurs de l’Académie des Musiques et Danses
du Monde comme Bálint Perjési qui est d’origine hongroise et
qui fait du violon improvisé. Toutes les musiques du monde
que nous avons à l’Académie, le Oud, la darbouka, etc., nous
permettent de fusionner les musiques. Il y a une définition
savante des particules dans le feu, elles fusionnent. Mais,
pour moi, le feu, c’est justement le Flamenco dans la
fusion, pas la fusion moderne où l’on mélange le Flamenco au
Hip Hop, avec de l’oriental ou d’autres styles mais dans la
fusion, dans le sens de l’écoute réciproque d’un cuadro
Flamenco où on danse comme on dit en espagnol « Te
bailo » ou « Te canto ».
Oui, c’est vraiment un geste de combustion car, à la fin
d’un spectacle, nous sommes tous heureux d’avoir partagé
cette transe.

- Dans cette création, tu
es entourée de trois artistes : Isidoro Fernández Roman,
Paco el Lobo et Bálint Perjési. Pourquoi as-tu
choisi ces
artistes ?
- Paco, parce que c’est un ami cher qui m’a
toujours soutenue, qui est d’une bienveillance extrême, qui
connaît
la vie, qui connaît aussi la souffrance, car il faut bien
qu’à un moment donné on parle de cela, du fait que la
souffrance est une composante importante du Flamenco et
qu’elle se transforme au travers du Flamenco. C’est ce que
j’aime beaucoup aussi dans l’idée du Feu, c’est
que
le Feu ça fait monter au ciel des principes matériels et
Paco réussit à tout transformer dans un sens très
constructif pour nous tous. Dans le Flamenco, je pense que
c’est quelqu’un d’important, en France.
Isidoro, c’est parce que c’est notre Isidoro
national maintenant. Isidoro, il est capable de donner du
groove. On peut faire un
spectacle juste avec lui tellement il est la trame rythmique
de ce que l’on va présenter sur scène.
Bálint, c’est parce que je voulais absolument
du violon et que je voulais le violon
de Balint car c’est un musicien qui sait improviser. C’est
très important la composante improvisation dans le Flamenco,
et même si cela ne donne pas toujours des choses parfaites,
prévisibles, léchées, comme un spectacle international, elle
apporte des moments de vie, d’instants qui ne se
reproduiront plus et qui sont importants dans le Flamenco ;
c’est aussi le feu qui jaillit et qui meurt.
- Parle-nous, si tu veux
bien, des palos que tu affectionnes plus
particulièrement et de ceux tu as décidé de danser dans ce
spectacle.
-
Mon père est né à la Coruña, il est Galicien et j’ai
toujours entendu chanter des choses très « tristes », diront
les Français. La fameuse
Saudade portugaise ou galicienne, cette mélancolie,
cette nostalgie. C’est vrai que la Farruca c’est mon
palo de prédilection.
Depuis toujours je me sens bien, je me sens chez moi, dans
mon pays, dans la Farruca. Je pourrais danser la Farruca
pendant une heure sans me lasser. Il y a aussi le Garrotín
qui est aussi très proche de cela. La Zambra est beaucoup
plus orientale. Même si je n’ai mis ni Garrotín ni Zambra
dans ce spectacle, ce sont néanmoins des
palos qui me parlent
beaucoup. Les Tientos, parce qu’il y a la lenteur dans
laquelle on peut installer le corps et la bata de cola et
pour moi c’était très important qu’on laisse jouer
la bata de cola. La bata de cola, je l’ai découverte grâce à
Yolanda Heredia, ma maestra
qui est une gitane extraordinaire qui brûle toujours, elle
aussi. Elle nous a appris que c’était vraiment le
prolongement de la féminité, du corps de la femme, qu’il
fallait la laisser respirer. Et bien sûr, les Alegrías avec
Bata, c’est très impressionnant, mais je voulais absolument
que, dans les Tientos, l’on entende le « chhhhheeeu » de la
bata, qu’elle ait sa place dans le cuadro Flamenco, car elle
est aussi un instrument de musique,
puisque tout est instrument de musique dans ce que l’on
fait : le corps avec les frappes de pieds, les frappes sur
le corps, la poitrine, les genoux, les claquements de
doigts. On dit des choses dans le Flamenco et la bata de
cola, elle aussi, elle parle.
-
Tu fais référence au moment du spectacle où tu es habillée
en noir avec la mantille, n’est-ce pas ?
- Oui, ce costume est un clin d’œil au « typiqly
spanish » et à un film que j’adore « Blanca
Nieves » (« Blanche neige »). J’ai cédé à la tentation
de déjouer les codes de la religion telle qu’on la perçoit
dans les pays latins. On la perçoit comme un théâtre, une
comédie. C’est une scène dramatique, ce n’est pas sacrilège,
mais c’est une dimension théâtrale de la religion que
j’adore et qui est présente aussi dans
le Flamenco.
- Tu interprètes d’autres
palos aussi…
- Le Martinete, c’est pour l’entrée en scène. Je voulais
qu’on mette les gens en silence. Je ne voulais pas que l’on
commence avec des choses joyeuses, des
lunares,
etc. Je voulais qu’il y ait le moins possible et que l’on
rentre dans cet espace de silence qui est nécessaire pour le
Flamenco. Il y a la Mariana. C’est très personnel. Quand
j’étais en Espagne, j’ai grandi avec une guenon nommée « La
macaca » : c’était ma « petite sœur », en quelque sorte...
Au Real Cortijo de San Isidro, dans un lieu paumé de
Castille, mais très beau pour moi, on faisait les 400 coups
avec la Macaca. Cela peut paraitre ridicule quand on ne
connaît pas les singes, mais ce sont des petites personnes
extrêmement attachantes, intelligentes, espiègles et
comédiennes. Ces paroles « Yo
vengo de Hungría, con mi Mariana me busco la vida. »
j’ai tout de suite visualisé le rapport quasi amoureux
puisque la chanson joue avec cela, l’ambigüité à la fois un
peu triste parce que du coup il est vraiment tout seul s’il
en est à dire des paroles d’amour à sa petite Macaque, et en
même temps, toute l’affection que l’on peut avoir pour les
singes.
- Il y avait une Guajira
aussi…
- Oui, les Guajiras, c’était pour finir.
J’adore la légèreté, j’adore pouvoir danser et dans les
Guajiras, le violon peut chanter. Je voulais qu’on finisse
par une note de légèreté pour que l’on ne soit pas dans la
gravité pendant toute l’heure et demi,
et mettre un peu de couleur, finir par un clin d’œil léger.
- Nous aimerions savoir ce
qui t’a amené au Flamenco et connaître un peu plus ton
parcours artistique. Ta biographie laisse transparaitre un
parcours intéressant et atypique…
- Je ne peux pas nier le fait que l’univers
du Flamenco correspond pour moi à des racines très profondes
et même obscures car j’ai été en quelque sorte privée
d’Espagne quand je suis arrivée ici, en France, et qu’il n’y
avait rien de ce que j’avais connu auparavant.
- A quel âge es-tu arrivée en
France ?
- J’avais 7 ans. J’ai été scolarisée ici. Je
ne veux pas rester mariner dans cette douleur, par l’exil et
la souffrance d’une famille qui a été dispersée, décimée
abattue, ruinée par le franquisme et par cette haine qu’on
a quand même à chaque coin de rue, quelle que soit
l’époque. Il faut faire attention lorsqu’on dit « ce sont
les vilains franquistes » ou « il y a eu des nazis et
maintenant c’est terminé. » Malheureusement, la haine, elle
est en chacun d’entre nous et c’est très important qu’il y
ait des exutoires ; le Flamenco en est un. Je dis souvent à
mes élèves « Allez-y, tout ce qui vous a frustré, mettez le
sous vos talons, tout de suite, maintenant, et ça ira
mieux ; parce que c’est toujours la fonction du Flamenco,
depuis ses débuts. Si je ne peux pas m’exprimer,
je ne peux pas être
libre : tout, les desplantes,
les mouvements du Flamenco sont des mouvements de
libération, un va-et-vient entre enfermement et libération ;
je suis toujours avec l’intérieur et l’extérieur. »
Trépigner, c’est ce que font tous les enfants lorsqu’ils
sont en colère et même si j’espère faire autre chose que
trépigner quand je suis sur scène, évidemment, c’est la
source. Quand les gens voient le Flamenco comme un art très
gai, très folklorique, très touristique, c’est aussi un des
aspects de cet art. On ne peut pas être tout le temps dans
la tragédie. Cette légèreté va être aussi une manière
d’exorciser la douleur.
- Pourrais-tu nous parler un
peu plus de toi et de ton parcours artistique ?
- Je suis née à Madrid, d’un père qui était
non seulement gitan mais surtout un militant républicain qui
imprimait des affiches de théâtre subversif, la nuit. Il y a
une grande tradition communiste en Espagne qui n’est pas
forcément comprise par les Français
car le mot communisme ne
veut pas dire la même chose en France et en Espagne. J’ai
toujours connu mon père et sa compagne comme des résistants.
Ils ont toujours lutté et j’ai surtout vécu la vie de
tournée, dans « La Barraca », la
troupe de mon père et d’Alicia Hermida,
sa compagne et ma belle-mère.
Nous avons refait le parcours qu’avait
fait Lorca, de 32 à 36 et nous avons rejoué les mêmes
œuvres, dans les mêmes villages. Nous avons fait cet hommage
sur des années. Nous l’avons commencé en 1982 et nous
devions le finir en 1986, mais le succès était tel que nous
avons continué. C’était un théâtre populaire itinérant et il
était gratuit. Nous allions dans les villages avec un
carro (roulotte)
qui s’ouvrait et se transformait en scène, et le soir,
nous faisions la représentation. Nous refermions le
carro (roulotte) avec les
décors dedans et nous allions dans de nouveaux villages.
C’était une vraie vie nomade et d’artistes. On ne dormait
pas toujours bien, on ne mangeait pas toujours bien, mais
c’était fabuleux. Et là, naturellement, comme je dansais
tout le temps, ma belle-mère m’emmenait sur tous les
tournages de télévision et demandait à chaque fois ce qu’on
faisait de la petite. Alors je dansais. Il y avait une
émission mythique dans les années 80 qui s’appelait « Aplauso ».
C’était une émission extraordinaire avec
las
Diablesas, d’un kitsch
sublimissime dans laquelle je dansais le Flamenco et la
danse orientale, je faisais les intermèdes. Dans la troupe
nous avions des musiciens extraordinaires : Tarik Banzi,
Mansour Rasti, Jesús Salázar Montes et d’autres. J’étais au
contact de la musique orientale mixée avec celle de mes
cousins flamencos traditionnels. Je dansais d’une manière
totalement instinctive. Dans ma famille, on m’a mise à la
danse car je dansais naturellement. Je faisais les
pasacalles qui est une tradition du théâtre itinérant. De
plus, je montais les chorégraphies car, dans les œuvres de
Lorca, il y a du Flamenco. Il y a
beaucoup de chansons et il fallait danser sur ces chansons.
Pour le passacalle, il fallait rechanter toutes les
chansons qu’il y a dans le Romancero Gitano. Lorca est celui
qui a mis par écrit tous ces chants populaires et donc il
véhiculait la tradition.
- Tu as reçu une formation
académique, par la suite, n’est-ce pas ?
- Oui, et quand je me suis aperçue qu’il
fallait compter en dansant, cela a été assez déstabilisant
car aucun de mes cousins ne compte quand il joue de la
musique. On me disait qu’il fallait commencer sur le 12 !
alors je me suis rééduquée, j’ai compris et analysé des
choses que j’essaye d’oublier maintenant, quand je danse.
- Quelle que soit l’origine
de ton sens rythmique, il est vrai que tu es dans la
justesse du compás, quand tu danses.
- Ça, c’est aux autres de le voir… Paco est
content, Isidoro aussi.
- Ta formation académique,
que t’a-t-elle apportée encore ?
- Cela m’a appris que ces choses-là pouvaient
s’analyser et s’enseigner, de là m’est venue ma vocation
d’enseignante. La transmission est une partie capitale de ma
vie. J’ai eu la chance de pouvoir « mamar »
(« boire de cela »). Aujourd’hui encore j’ai des
maestros extraordinaires
et ça c’est de la transmission d’amour que d’enseigner ce
que l’on sait. Je dois tout à ma famille, d’abord, mais
aussi à Carmela Greco que je porte dans mon cœur, à Maria
Torres. Elles sont mes
maestras d’Amor de Dios. Je pense aussi à tous les
autres qui ont pu m’enseigner…
- Parles-nous de l’Académie
des Musiques et Danses du Monde que tu as fondée très
récemment, à Vincennes. Qu’y fais-tu, quelles sont les
activités qu’elle dispense et quelle est sa vocation ?
- J’y enseigne la danse, tout simplement. On
fait aussi un stage de flamencologie mensuel qui pour moi
est la structure, la colonne vertébrale des enseignements,
de toutes les disciplines. J’aimerais que les gens
comprennent qu’on ne fait pas de la danse, des percussions,
du chant, sans qu’à un moment donné on ne soit pas tous
ensemble et que jouer de la guitare flamenca, c’est savoir
ce que fait la danseuse ou le danseur. Chanter, c’est
connaître la guitare et la danse. Je voudrais que tous les
élèves de l’Académie soient capables, tous réunis, de
chanter, de danser, faire des
palmas, jouer du cajón
en s’accompagnant, en se respectant les uns les autres.
Le Flamenco c’est l’écoute de l’autre. Chacun
a sa place à un moment donné. Il y a le solo de percussions,
il y a le moment du danseur, le moment du chanteur. Tout
cela est fabuleux. Imaginez que dans la vie, tout le monde
laisse la place à l’autre, qu’on dise « Allez, vas-y,
maintenant c’est à toi. » C’est une école d’existence et
c’est l’apprentissage du Vivre ensemble. Peut être que c’est
une utopie ? Alors, allons-y car, avant qu’il y ait la
liberté d’expression, le vote des femmes, c’était considéré
comme des utopies grotesques. Je pense que le Flamenco peut
vraiment enseigner la Paix.
Ma plus grande ambition est de créer une
classe libre. Nous sommes à Vincennes, juste à coté de
Montreuil, juste à coté de plein de villes du 94, du 93.
J’aimerais vraiment que l’on continue notre travail et que
les subventions nous permettent d’accueillir plus
particulièrement des enfants dont les parents ne peuvent pas
payer. Pour moi c’est tellement logique, c’est tellement
cohérent que le Flamenco permette aux gens de ne pas traîner
dans la rue à s’ennuyer et à ne pas savoir qui ils sont
alors que, justement, toute l’énergie qu’ils ont, elle peut
être canalisée et potentialisée dans le Flamenco. On a
besoin de cette jeunesse-là et de ces histoires-là pour
qu’on raconte ce qui nous arrive depuis des siècles,
partout.
- En effet, c’est un bel
objectif. Merci pour cet entretien et pour ton talent, à
bientôt.

Voir le reportage sur le spectacle "Fuego":
Cliquer ici
Site web
d'Anita Losada:
www.academie-des-musiques-et-danses-du-monde.com
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