- Yasmin Levy, dans ton nouvel
album 'Sentir' tu interprètes des chansons traditionnelles
ladinos, Flamencas ainsi que des compositions actuelles. D'où
viennent toutes ces influences?
- J'ai grandi à Jérusalem, ville très
hétérogène où se mêlent de nombreuses religions et peuples. Il y
a des juifs, des chrétiens, des musulmans. Il y a des musiques
et des traditions qui proviennent de partout. Je suis le
résultat de toute cette fusion. C'est pour cela que j'incorpore
des éléments orientaux, andalous et cubains dans ma musique. Il
y a de tout.
- Ton lien avec le ladino?
- Je chante en ladino car je suis Séfarade. Les
Séfarades sont les juifs qui vécurent en Espagne jusqu'en 1492
où ils furent expulsés sous l'ordre des rois d'Espagne. Ils se
dispersèrent partout dans le monde. La majorité est partie en
Turquie, dans les Balkans, comme c'est le cas pour ma famille,
du coté paternel. J'ai grandi en écoutant cette musique
séfarade. C'est ma tradition; c'est pour cela que je chante ces
chansons qui se transmettent oralement de génération en
génération, depuis 500 ans. A la maison, les mères chantaient
les romances à leurs filles et les hommes chantaient les chants
religieux aux garçons, à la synagogue. J'étais très heureuse de
connaitre ces chansons qui avaient traversé toutes ces années.
Un jour, mon père, Yitzhak Levy, qui était musicien,
comprit que quelqu'un devait sauver ces chansons pour qu'elles
ne disparaissent pas. Il alla de maison en maison pour
enregistrer ceux qui connaissaient ces chants. Puis, il écrivit
les mélodies et les paroles. Les gens qui avaient chanté pour
mon père sont mort depuis. Ils auraient pu emporter leurs
chansons dans la tombe si mon père n'avait pas réalisé ce
travail.
- Où a-t-il collecté ces
chants?
- En Israël. Dans ce pays, il y a des gens de
diverses cultures, ces chants étaient d'origines variées:
bulgares, turques, etc.
- Ton père t'a beaucoup
influencé dans ton art, n'est-ce pas?
- Oui. il sortit 10 livres de musique liturgique
juive et 4 livres de romances. Il mourut lorsque j'avais 1 an,
mais j'ai grandi en écoutant sa voix et la voix de ma mère. Moi,
je parle l'espagnol d'aujourd'hui, le castillan et ma génération
ne parle plus le ladino, qui est la langue espagnole juive. On
dénombre 150 000 personnes qui parlent le Ladino dans le monde
et ils ont entre 70 et 80 ans. Dans 50 ans, personne ne parlera
plus cette langue. La seule chose qui survivra de cette
tradition, ce sont les chansons. C'est donc une mission pour moi
de les chanter et de les diffuser dans le monde.
- Pourquoi fais-tu une
rencontre entre le Ladino et le Flamenco, dans ton album?
- Dans la musique Ladino, il m'a toujours manqué
de la passion et moi, je recherche le feu et la passion. Quand
je découvris le Flamenco, je découvris la passion et c'est ainsi
que je décidai de réaliser une fusion entre le Ladino et le
Flamenco, de chanter en Ladino d'une manière Flamenca.
Actuellement il ne manque pas la passion dans la musique
séfarade mais les chants Ladinos que j'interprète sont anciens
et c'est pour cela que les gens les interprètent avec
parcimonie, comme s'ils étaient fragiles. Je m'oppose à cette
manière d'interpréter ces chants. Ce sont des chants qui ont 500
ans, certes, mais ils sont jeunes malgré tout. Maintenant que
j'ai trouvé mon style, je ne peux revenir en arrière et
j'interprète ces chants avec tout le respect que je leur dois.
Je n'ai jamais prétendu être une chanteuse de Flamenco. Je
réalise simplement une fusion des styles et j'ai compris que,
pour porter ces chants au monde entier et aux jeunes, je devais
changer ma manière de les chanter. Traditionnellement, ces
chants sont interprétés a capella, c'est à dire sans
accompagnement musical. Si je chante a capella pendant une heure
et demi, ce sera joli mais difficile. C'est ainsi que j'ai eu
l'idée d'ouvrir ces chants à la musique turque, andalouse,
cubaine et à d'autres musiques encore.
- Comment la communauté
séfarade a-t-elle accueilli ta manière d'interpréter ces chants?
- Au début, les gens de la communauté séfarade
étaient perplexes devant mon travail, mais après 7 années
d'expérience et après avoir porté ces chants dans le monde
entier, à l'Opéra de Sydney, à New York et dans beaucoup
d'autres villes, j'ai acquis une certaine maturité et une
reconnaissance auprès du public, ce qui change leur regard sur
mon travail. Ils comprennent que garder la tradition en Israël,
c'est bien, mais l'ouvrir au monde, c'est une bonne chose aussi.
- D'après toi, ce disque
est-il une réflexion sur tes origines, réflexion te permettant
ainsi de mieux te connaitre, ou est-ce un moyen de partager ton
vécu avec les autres ?
- En fait, c'est tout cela à la fois. Me
rencontrer moi-même et partager avec les autres. Tous mes
disques sont le résultat de ce processus et ils me permettent
aussi de m'exprimer en tant qu'artiste. Ces chansons anciennes
que j'interprète ne m'appartiennent pas. Elles font partie de ma
vie mais elle ne sont pas à moi. Elles appartiennent à ma
communauté. C'est pour cette raison que j'ai toujours un peu
d'appréhension pour les interpréter et c'est une grande
responsabilité pour moi. C'est pour cela qu'il est important
pour moi d'écrire mes chansons dans lesquelles je peux chanter
comme une 'folle'. Il y a tout cela dans l'album.
- Comment as-tu découvert le
Flamenco?
- J'ai grandi en écoutant le Flamenco et jamais
je ne pensais que j'allais chanter. Je voulais être
vétérinaire. Mais, quand j'ai commencé à chanter, j'apprenais en
parallèle la danse Flamenca car j'en avais envie. Sachant que je
chantais en Ladino, mon professeur m'a proposé un jour de
m'inclure dans un projet artistique et c'est ainsi que les
chants Flamencos entrèrent dans ma vie. Puis je suis partie
apprendre le chant Flamenco à Séville. Je séjournai plusieurs
mois là bas mais pas suffisamment longtemps pour chanter le
Flamenco car, le Flamenco est aussi une manière de vivre et il
faut vivre longtemps là bas pour accéder à cela. J'ai donc pris
ce que je pouvais de cette tradition et j'ai crée mon propre
style de musique.
- As-tu travaillé ta voix pour
y incorporer le son Flamenco?
-
Si tu écoutes mon premier disque, tu remarqueras que je chante
avec une voix 'de tête'. C'est ainsi qu'on chante en Ladino.
Puis, j'ai appris le Flamenco et à partir de là j'ai chanté avec
la poitrine. Dès le deuxième album, j'ai changé ma manière de
chanter. Avant, je voulais absolument avoir la voix d'une
chanteuse Flamenca, je faisais tout pour modifier ma voix. A
cette période j'avais délaissé les chants séfarades au profit
des chants Flamencos. Deux ans après, je réalisai qu'il y avait
beaucoup de chanteurs de Flamenco et très peu de chanteurs de
Ladino et j'ai compris ce que je devais faire. J'ai rencontré ma
voix, mon âme après 10 ans de travail et de passages difficiles.
Personnellement, je pense que je suis devenue une véritable
chanteuse en novembre 2008, l'année dernière, après avoir
réalisé trois albums. C'était lors d'un concert en Allemagne.
J'étais sur scène et il y a eu un moment magique, quelque chose
s'est réalisé en moi, d'un point de vue technique et spirituel.
Je chantais et c'est à ce moment précis que je suis devenue une
chanteuse, seulement dès ce moment là.
- Quel regard portes-tu sur
ton nouvel album?
- Cet album est comme mon bébé et je l'ai
enregistré au meilleur moment de ma vie de chanteuse. De plus,
j'avais des rêves que j'ai réalisé uniquement dans cet album.
Premièrement, de chanter avec mon père. Par la magie de la
technologie, je chante avec lui le thème 'Una Pastora'
grâce à un enregistrement qui date de 50 ans et quand on écoute
l'album, on croirait que nous étions ensemble dans le studio
d'enregistrement. Je rêvais aussi de chanter avec Eleni
Vitaly, une chanteuse extraordinaire d'origine grecque. Ce
fut merveilleux pour moi. Je rêvais aussi d'interpréter une
chanson d'Antonio Molina, qui est mon mentor. Le thème
'La hija de Juan Simon' est une chanson très difficile à
interpréter. J'ai eu le courage de le faire sur ce disque. Pour
toutes ces raisons, 'Sentir' est l'album le plus important pour
moi.
- Pourrais-tu nous parler de
ta collaboration avec Javier Limon, guitariste et producteur de
cet album?
- Travailler avec Javier fut la plus belle
expérience qui me soit arrivée. Je vins vers lui comme un oiseau
avec des ailes cassées et, lui, il m'a fait voler. Javier
m'a fait grandir intérieurement, il me fit m'ouvrir et
m'envoler. C'est un homme très sympathique, très modeste, doux
et vraiment talentueux. Quand il joue de la guitare, on croirait
entendre son âme. Javier, je ne l'oublierai jamais.
- Combien de temps a-t-il
fallu pour enregistrer cet album?
- A partir du moment où je lui ai envoyé les
chansons, il a fallu 2 mois de travail pour les enregistrer.
Lorsque je suis arrivée à Madrid, Javier avait déjà tout
préparé pour que je chante. J'étais reçue comme une princesse.
c'ét ait
très agréable.
- Dans la chanson intitulée
'Porque', tu délivres un message au public, n'est-ce pas?
- Oui, cette chanson a beaucoup d'importance pour
moi. En plus du fait de chanter aux côtés d'Eleni Vitaly,
qui est une des plus grandes chanteuses, les paroles de cette
chanson sont un appel à la paix et à la tolérance. Je remarque
que la religion est souvent utilisée et réinterprétée pour
justifier le mal qu'on fait aux autres. Je m'insurge contre cet
état de fait. Moi, en tant que juive, je ne peux te considérer
comme inférieure à moi car tu es chrétienne ou musulmane. Nous
devons nous respecter les uns les autres. J'ai découvert qu'il y
a beaucoup de 'bonnes personnes' dans le monde mais je vois
aussi le mal que les êtres se font entre eux et cela me révolte.
Je suis devenue ambassadrice d'une association nommée 'Children
of peace' (les enfants de la paix). Mon action consiste à
réunir des enfants palestiniens et israéliens qui ne se
connaissent pas et qui pensent qu'ils sont des ennemis. Je les
incite à se tenir par la main; je leur parle de mon métier et je
leur explique que, dans ma vie, il n'y a pas de place pour la
guerre. Ma religion c'est la tolérance. C'est ce message que
délivre aussi dans cette chanson.
- Si tu devais retenir une
chanson de cet album, quelle serait-elle?
- C'est difficile car elles sont toutes
importantes pour moi... La chanson 'Una pastora' que je
chante avec mon père, c'est mon âme, mais je crois que c'est
dans la chanson d'Antonio Molina 'La hija de Juan
Simon', que la véritable Yasmin Levy se révèle. J'ai
mis tout ce que je suis dans cette chanson. Cela fait 16 ans que
je voulais chanter ce thème. C'est uniquement dans ce disque que
j'ai eu le courage de le faire. Lorsque j'ai annoncé mon projet
à Javier , il m'a donné son accord à la seule condition
que ce soit bien fait. J'avais beaucoup d'appréhension, j'ai
essayé et il m'encourageait en me disant que c'était excellent,
qu'il fallait que je continue.
- Comment as-tu choisi les
musiciens qui t'accompagnent dans cet album?
- Dans ce disque, ce sont principalement les
musiciens de Javier qui interviennent. J'ai eu l'honneur
d'être accompagnée par ces excellents artistes, qui sont aussi
les musiciens de Paco de Lucia. Amir Shahsar, le
flutiste est le seul musicien avec lequel je travaille depuis 7
ans . Je l'ai fait venir d'Israël pour l'enregistrement de
l'album.
- Comment définirais-tu ton
style de chant?
- ...sauvage et très délicat.
- Oui, c'est tout à fait cela.
Quelles sont tes prochaines dates de concert?
- J'ai 5 dates en France et je reviens au mois de
février où je me produirai au théâtre de l'Alhambra, le 6
février plus précisément, puis je ferai une tournée en Europe,
aux Etats Unis, en Australie...
- As-tu un autre projet en
parallèle?
- Oui, j'aimerais faire un album de musique
religieuse en Israël avec un orchestre classique mais j'ai
besoin de temps pour réaliser ce projet. Actuellement, j'ai
envie de célébrer la naissance de mon nouvel album. Dans 1 ou 2
ans, je pourrai envisager un nouveau projet.
- Merci Yasmin pour cet
entretien et pour ce très bel album. A très bientôt.


>>Ecouter<<
des extraits sonores de l'album 'Sentir'
Visiter le site web de Yasmin Levy:
http://www.yasminlevy.net
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Remerciements à Agnès
Thomas pour sa disponibilité et son aide
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