Inès
Bacan
est le sang
noir du
soleil tel
qu’il brûle
au cœur du
flamenco, au
cœur de la
musique; sa
voix rauque,
inaltérable
tant elle
puise aux
forces
telluriques,
est une
possession,
un sort
jeté. En
elle se
retrouve
l’empreinte
de son
frère, le
grand
guitariste
Pedro
Bacan,
qui un jour
découvrit,
stupéfait,
la force
intense de
sa sœur
presque
silencieuse
pendant 30
ans. Il ne
cessa plus
alors que la
révéler à
elle-même et
au monde.
Ainsi la
taiseuse, la
timide,
osait à
trente-sept
ans, ouvrir
les veines
du chant. À
la question
"Pourquoi
as-tu chanté
ce
jour-là ?",
elle n'a
qu'une
réponse :
"Parce que
j'en avais
envie !"
Cette envie
longtemps
rentrée en
elle,
contenue
comme une
rivière qui
gonfle, elle
a jailli
dans ce
moment, elle
ne pouvait
se réaliser
qu'à cet
instant.
Sûrement pas
avant.
Inès Bacan
avait
accumulé
depuis si
longtemps
tant
d'alluvions,
que le chant
pouvait
enfin
déborder
sauvage et
indompté.
Pendant dix
ans Pedro
Bacan,
être si
exceptionnel
dans le
monde
flamenco par
son
ouverture et
son
intelligence,
la portera,
subjugué.
Avant ce
jour il ne
l'avait
jamais
entendu
chanter!
Il avait
saisi
immédiatement
l’irradiation
absolue de
cette cantaora.
Il la
présente au
Festival
d’Avignon en
1992 dans
son
spectacle"
Nuestra
Historia al
Sur".
À la mort de
Pedro
Bacan en
1997, sur
cette
maudite
autoroute de
Séville,
elle décide
par
fidélité, de
continuer à
chanter. Son
frère, son
âme sœur
joue encore
en elle. Et
une sorte de
Misa
flamenca
affleure
dans sa
gorge en
permanence
en sa
mémoire.
Pedro
Bacan
était cet
être
généreux
dont parle
si bien son
ami
Michel
Dieuzaide.
Il se
voulait un
maillon
vibrant des
traditions.
Il était
partage des
secrets
millénaires
du flamenco,
la mémoire
ouverte et
offerte de
cet art
savant et
dont les
racines vont
plus loin
que la
terre.
« Il faut
cette part
d’inquiétude
créatrice,
cette
conscience
du
dépassement
de soi, ce
consentement
à la
solitude, si
l'on ne veut
pas
simplement
reproduire
l’art qui
vous a été
légué mais
le porter à
de nouvelles
envergures »
ajoutait
Pedro Bacan.
Inès,
sa sœur, et
sa vie, en
témoigne.
Et sa voix,
large,
puissante
s’enroule en
nous, fleuve
profond des
mémoires.
Elle tient
du rite
secret, elle
envoûte pour
une messe
noire d’une
musique des
profondeurs.
Ce flamenco
ici semble
provenir des
rives les
plus
profondes du
chant oral,
des racines
du duende,
ce moment de
grâce, ce
miracle de
l’instant
qui est la
suspension
de l’ordre
naturel du
monde.
Elle est née
à Lebrija,
tout près de
Séville, en
1952 dans
une famille
flamenca de
gitans
musiciens.
Elle est
apparentée à
la
légendaire
famille des
Pinini.,
véritable
clan des
sources de
lave du
flamenco.
Elle est
donc cette
gitane
andalouse
qui consume
et se
consume en
chantant.
Pasión,
titre d’un
de ses
enregistrements,
est
emblématique
de sa façon
unique de
chanter le
Cante
Jondo.
Elle chante
car pour
elle cette
musique est
un viatique,
une
nécessité
absolue pour
vivre et
faire se
croiser sa
solitude
avec la
nôtre.
Elle chante
avec la
nudité
rauque de sa
voix, sans
le
maquillage
de
l’interprétation.
Entre
sanglots
contenus et
silence en
trouées,
elle se
dresse face
à nous comme
statue de
douleur en
flammes.
Unique est
son chant,
très
intérieur,
lent à se
donner,
inquiet de
ses propres
sortilèges.
Elle va plus
loin que la
tradition,
elle habite
une sainteté
du flamenco.
qui la
dépasse.
Sorte de
pythie à la
voix forte,
chamanique
elle est
intense,
presque
dérangeante
par son
impact
émotionnel.
Elle a su se
garder pure
en passant
de l’intime
familial à
la scène
dévorante.
On a dit
d’elle
qu’était une
sorte de
« Vierge
Andalouse »,
elle me
semble plus
proche des
fées
païennes en
communion
avec le
tellurique.
Elle est
tension et
non pas
consolation.
Le flamenco
n’est pas un
art, mais un
vécu. Voix
noire,
couteau sur
la gorge des
évidences,
Inès Bacan
aurait un
équivalent
en jazz:
Abbey
Lincoln.
Comme elle
égrène de
terribles
choses grain
à grain,
elle dévide
maille à
maille le
rouet des
douleurs.
Le flamenco
est un corps
à corps avec
le destin,
la mort et
l'amour.
Comme
exactement
la
tauromachie
son frère
jumeau né en
même temps
au XVIIIe
siècle.
Inès
Bacan
déploie la
cape noire
de sa voix,
elle
provoque le
rauque du
monde et ses
lumières qui
aveuglent,
elle se met
en danger
dans son
chant avec
pour seul
garde-fou
son
guitariste.
Celui-ci la
protège, la
bouscule, la
canalise, la
laisse aller
dans ses
transes et
la ramène
dans
l'arène,
vivante.
Inès
Bacan se
dresse
au-delà du
chant. Cri
des
profondeurs,
elle ouvre
les portes
interdites
où se cache
dans le
corps de la
nuit, le
soleil aux
aguets.