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Interview de Vicente Pradal réalisée par Isabelle Jacq
en
janvier 2008, pour Musique Alhambra

Vicente Pradal
-
Vicente Pradal, tu excelles dans plusieurs disciplines
artistiques : le chant,
la guitare et la composition. Le fait d’être artiste, est-ce pour
toi une prédestination familiale?
-
Je pense qu’il y a eu un environnement déterminant... de là à me
prédestiner,
le mot
est un peu fort. Je
suis né dans une famille où l’art était omniprésent, principalement la
peinture puisque mon père, Carlos
Pradal,
était artiste peintre et que j’ai grandi dans l’odeur de la térébenthine
et des
peintures à l’huile. Il a exercé
mon œil en me montrant les maîtres qu’il aimait, Van Gogh, à qui
je dois mon
prénom,
Rembrandt, Rubens
et bien sûr les espagnols, Picasso, Juan Gris, mais aussi
Nicolas de Staël, Matisse ou Le Greco. Nous écoutions
beaucoup de musique à la maison, de la chanson française: Barbara,
Ferré, Brassens, Brel, de la musique classique: Mozart, Manuel de
Falla et bien sûr des musiques hispaniques et le
Flamenco. Il y a eu un ferment dans mon enfance où l’on baignait dans
l’art, la poésie, le cinéma. A la maison, il y avait beaucoup d’artistes
qui passaient comme Atahualpa
Yupanqui, Enrique
Morente, Pepe de la Matrona,
Paco Ibañez et bien d’autres. Très certainement que c’est de là que
provient mon goût pour la musique vocale, la guitare qui a été mon
instrument et pour la scène. .
- Dans quelle
ville résidais- tu ?
- Nous résidions à Toulouse. Mon
père est né en Espagne, il
est arrivé à 8 ans à Toulouse. Il était le plus jeune de sa fratrie et
son père était député socialiste de la province d’Almería. Ils ont du
fuir le franquisme en 1939. Ils sont passés d’abord par l’Algérie et
sont arrivés en France; ils ont habité, comble d’ironie amère, à la
"Cité Madrid" à Toulouse. Nous sommes donc toulousains originaires
d’Almería.
- Ton attirance
pour le Flamenco, d’où vient-elle ?
- Elle vient des premiers disques
que j’ai écoutés quand j’étais enfant. Les premiers
chants, les premiers accords de guitare,
je suppose que cela a remué en moi quelque chose
d’enfoui. Il y a eu aussi des rencontres dans ma vie qui ont déterminé
mon attraction pour le Flamenco. J’ai pris la décision à l’âge de 17
ans de cesser mes études qui étaient convenables pour me consacrer
exclusivement à la guitare flamenca. J’ai
commencé à donner des concerts et des leçons, puis à aller
régulièrement
en Espagne où je me suis installé, d'abord à Séville, puis à Madrid.
- Quels sont
les maitres qui t’ont enseigné la guitare ?
- Le tout premier, c’est mon
père, il jouait por soleá, por alegría, por siguiriya...
Il était aussi dépositaire de certains styles qu’on ignore maintenant
comme la Alboreá qu'il appelait d'ailleurs "Boda". Mon
second professeur a été Pedro Soler. J’ai travaillé aussi avec un
professeur à Toulouse,
Joaquin Heredia, qui m’a enseigné les falsetas de Sabicas.
Plus tard, je suis parti en Espagne et j’ai travaillé
avec Perico el del Lunar Hijo, ce dont je suis fier même si c’est
un guitariste injustement
oublié et ignoré par les aficionados. Paco Peña m’a
beaucoup appris dans le
cadre des longs
stages qu’il
donnait à
Castres organisés par Robert Vidal. Ensuite j’ai trouvé le maître
en qui je me suis reconnu et
qui
m’a enseigné de manière totalement désintéressée, bénévole, généreuse,
car il a vu en
moi un ami, un
admirateur et un disciple, un continuateur possible de cette école
ouverte par la dynastie des Habichuela : Pepe Carmona
Habichuela. Il a été longtemps mon guitariste fétiche, mon ami, avec
qui j’ai eu la chance de tourner beaucoup aux côtés d'Enrique Morente
ou Carmen
Linares.

- La poésie
prend aussi une place importante pour toi… ce goût pour la poésie,
comment est-il venu ?
-
C’est venu très tôt en fait… à la maison, il fallait résoudre la
question du bilingüisme.
Pour les parents des gens de ma génération qui sommes la première
génération des enfants de l’exil, la problématique était de savoir
comment leurs enfants allaient pouvoir s'en sortir. Pour s’intégrer, fallait-il
leur donner des prénoms qui n’aient rien a voir avec l’hispanité et ne
parler que français ? Ma mère
est française mais excellente hispaniste et mon père andalou; il avait
choisi un certain nombre de stratagèmes pour que nous pratiquions la
langue espagnole de manière régulière. Par exemple, à table, nous ne
parlions qu'espagnol. Il m’apprenait des poèmes d’Antonio Machado,
de Miguel Hernández, des grands poètes.
Le goût des mots et de leur sonorité doit venir de là. Ensuite deux
événements importants ont eu lieu : Paco Ibañez qui arrive à un
moment où le combat politique est extrêmement ardent, celui de l’anti-franquisme
auquel j’ai évidemment adhéré. Paco est arrivé avec cette voix
somptueuse et cette insoumission à laquelle je souscris encore. J’ai
appris ses chansons par cœur, puis en cherchant les
poème s
de Lorca, j’ai découvert d’autres poètes. Le deuxième événement
important est qu’en 1986, mon père m’a écrit de sa belle écriture un
poème attribué à Saint Jean de la Croix ‘No
me mueve mi Dios para
quererte’
qui est un des piliers de la littérature mystique du 16ème siècle
espagnol. Il m’a encouragé à le mettre en musique ayant détecté en
moi cette capacité alors
qu’à ce moment là j’étais exclusivement guitariste Flamenco. Rien ne
laissait présager alors que ma carrière allait basculer complètement
grâce à cet écrit de mon père. C’est la charnière de la deuxième
partie de ma carrière.
- Quel aspect
de ton métier compte le plus pour toi : la guitare, la composition ou le
chant ?
- J’ai un rapport un peu conflictuel
avec la guitare même si j’ai eu de grands
plaisirs avec elle en accompagnant des grandes figures du Flamenco comme
Rafael Romero ou Juan Varea. Quand j’ai amorcé le tournant
de ‘La Noche Oscura’ en 1994, j’ai joué de la guitare mais je
m’en suis servi surtout comme d'un instrument d’accompagnement de
chansons. A partir de ce moment
là, je me suis éloigné du Flamenco. La guitare n’était
plus du tout une nécessité intérieure. Il reste les deux autres
composantes, la composition
et l’interprétation du chant. Le chant, je m’y suis lancé à corps perdu
et je n’ai aucune espèce d’inhibition. Je me débrouille comme je peux,
mais, du fait que j’ai beaucoup
accompagné des chanteurs et que j’ai vu comment ils travaillaient, je
pense qu’ils m’ont transmis quelque chose. Si je devais choisir entre
les trois disciplines, je choisirais la composition parce qu’il me
semble que, lorsque je ne serai plus là, mes enfants seront peut-être
fier d’être les enfants de
celui qui a composé par exemple le 'Llanto'. En même temps c’est
un tout, il faut être cohérent. Je crois que ma vie ressemble à ce que
je suis sur scène. La composition, le chant, l'instrument... tout cela
va ensemble.
- Pourrais-tu
nous retracer quelques événements et collaborations qui ont marqué ta
carrière artistique jusqu’à maintenant ?
- Oui, il y en a plusieurs: lorsque j’ai
créé ‘La Nuit Obscure’ en 1994, la rencontre
importante fut celle de
Renaud García Fons qui fait notamment un beau duo avec le guitariste
Kiko Ruiz, c’est
un contrebassiste très éclectique,
qui vient du jazz et qui s’est beaucoup préoccupé des musiques
ethniques. Il a jeté des ponts très intéressants avec le Flamenco. Puis,
j’ai crée le ‘Cantique spirituel’ toujours sur Saint Jean de la
Croix, avec Carmen Linares qui a accepté de chanter ma
musique, ce qui a été un événement formidable pour moi, d’autant plus
que quelques années après elle m’a demandé de la diriger et de composer
pour elle dans un projet merveilleux intitulé ‘L’Apocalypse’
qui s’est fait en Espagne,
spectacle crée par Irène Papas et scénographie par Yoko Ono ;
J’étais compositeur et
directeur musical sur la partie de Carmen. Puis, il y a eu 3
spectacles 'le LLanto',‘Le Romancero Gitano’ et’
Pelleas et Melisanda’ qui
m’ont ouvert les portes d’un circuit très important en France, celui des
scènes nationales. Cela m’a permis de rencontrer des milliers de
spectateurs et de nouer des liens très forts avec le TNT à Toulouse et
sa codirection Jacques Nichet et Richard Coconnier. Il y
eu aussi le travail à Rome avec la remarquable Assia Djebar. En
fait, ma carrière artistique est jalonnée de grandes
rencontres…
Je veux rendre hommage à Salvador Távora, le directeur de la
Cuadra de Sevilla qui est venu à Toulouse en 1974, avec un spectacle
intitulé ‘Quejío’ qui a été une révolution artistique en Espagne
et dans le monde. On peut voir dans ce travail les germes de mon propre
travail. Je dois à Salvador Távora de m’avoir ouvert les yeux
sur une autre possibilité de faire du spectacle.
- Pourrais-tu
nous parler aussi de ta collaboration avec Michel Rostain ?
- Oui, principalement sur ‘Le
Llanto’, nous avons fait un travail remarquable de complémentarité,
d’amitié et de fraternité. C’est un spectacle qui a été joué plus de 150
fois, en France, au Canada, à Cuba en Espagne, au
Théâtre de la ville de Madrid, en présence de la famille Lorca.
Nous avons eu une critique dithyrambique, le public criant
'Merci'…c’était extrêmement émouvant. Je dois aussi à Michel Rostain
de m’avoir débarrassé à tout jamais de mes peurs. J’ai appris à être ce
que je suis devenu, c’est à dire un homme libre sur un plateau,
désinhibé ; il a ma gratitude éternelle.
- Tu as une
véritable fascination pour la poésie de Lorca, n’est ce pas ?
- Il a plusieurs raisons à cela. La
principale c’est que Lorca est véritablement
un génie, c’est le grand poète contemporain espagnol, même
s’il y en a d’autres. C’est un poète majeur,
un génie universel, un dramaturge profond, inspiré, un dessinateur,
musicien, traducteur et pour nous, les musiciens, sa poésie est du pain
béni car il y a une extrême musicalité dans ses vers. C’est un poète
gorgé de sa culture andalouse et flamenca. Il avait une
compréhension extrême de
la chose andalouse. Forcément quand on lit son œuvre, on s’y retrouve,
on retrouve des images, de la musicalité. Fatalement, c’est un poète qui
inspire le musicien, d’ailleurs, je suis loin d’être le premier à
l’avoir mis en musique, Morente, Paco Ibañez, Théodorakis et
d’autres compositeurs l’ont déjà fait. Pour la petite
histoire, mon arrière-grand-père a été
son maître d’école à Fuente Vaqueros et les familles Pradal
et Lorca ont gardé des liens très étroits.
- Pour revenir
au spectacle ‘le divan du Tamarit’, quelle est l’origine de ce
spectacle?
- Je suis allé voir un jour un spectacle
de Salvador Távora et Cuadra de Sevilla, à Narbonne.
L'homme qui m’avait invité à ce spectacle avait invité aussi José
Manuel Cano López. Nous avons vu le spectacle ensemble, sympathisé,
dîné ensemble et, en discutant, nous nous sommes rendu compte que nous
avions un amour incommensurable pour l’œuvre de Lorca ainsi
qu’une bonne connaissance de la vie
et de la mort du poète;
nous nous sommes aperçus que son grand-père était sur les bancs de la
même classe de la même école au village de Fuente Vaqueros où est
né Lorca, qu’il avait été l’élève de mon arrière grand-père. Cela
faisait beaucoup de points communs. José Manuel qui a un très
beau théâtre à Tours m’a invité à présenter deux spectacles
consécutivement et de cette amitié est née l’idée de faire quelque chose
ensemble. Nous avons donc travaillé à la conception de ce spectacle.
Nous avions un domaine privilégié chacun, lui, la mise en
scène, moi la composition et la direction musicale et
que nous nous retrouvions ensemble sur le concept général. Je suis
arrivé avec l’équipe que je lui proposais et lui, avec ses comédiens et
nous nous sommes mis au travail.
- Pourquoi
as-tu choisi la danseuse Fani Fuster pour ce spectacle ?
- Un ami qui avait été mon élève m’avait
alerté sur sa venue à Toulouse en me disant ‘il y a une danseuse qui
vient de Séville et qui danse très bien’. J’ai donc assisté à son
spectacle de flamenco dans lequel elle dansait son répertoire. Conquis
par sa danse, je suis allée la voir à l’issue du spectacle, je lui ai
parlé du projet et je l’ai sondée sur son attirance éventuelle pour un
travail atypique; elle a répondu favorablement à ma demande. Nous avons
commencé à travailler
ensemble et j’ai découvert
une danseuse créative, habitée par le duende , elle est
somptueuse, surprenante. Je suis certain qu'elle est promise à un grand
avenir international. Elle s’ inscrit dans une ligne très
moderne, comme Israel Galván ou Andrés Marín, des danseurs
qui connaissent à fond la tradition mais qui, en même temps, sur un seul
geste, sont capable de vous surprendre et vous émouvoir. Je l'aime
beaucoup !
- En plus du
talent véritable de tous les artistes qui participent à ce spectacle,
nous avons remarqué une belle harmonie d’ensemble…
-
Oui, j’apporte beaucoup de soin au casting, mais aussi à veiller à ce
que chaque interprète travaille pour le collectif et que chacun
s’approprie le spectacle, s'engage et s’implique. C’est
un des gages de réussite que de construire autour de la personnalité de
chaque interprète, que d’accorder des moments de solos à chacun ainsi
que des moments puissants de tutti.
- Vicente,
as-tu des projets de création ?
- Il m’arrive un événement tout à fait
important, la commande la plus honorante et difficile qu'on m'ait
passée, totalement imprévisible : La
Comédie Française m’a contacté il y a une
quinzaine de mois quand sa direction a
changé ; C’est Madame l’administrateur Muriel Mayette qui a réparé
une injustice car Lorca n’a jamais été joué à la Comédie
Française ! On a fait appel
à moi pour amener une vision particulière et musicale de
son œuvre. J’ai donc choisi ‘Yerma ‘, une de ses trois tragédies
qui est profonde et courageuse ; Lorca s’est préoccupé de la
condition féminine dès les années 30. Il a vu que la question de la
stérilité pouvait être l’objet d’un drame destructeur, ravageur, et il a
écrit cette pièce sublime avec ce
personnage qui est devenu le symbole de la femme espagnole
qui ne se soumet pas à son
destin. J’ai choisi de monter cette pièce avec quelques musiciens et
surtout les excellents comédiens du Français
- Quels sont les spectacles et les
pièces que tu fais tourner actuellement ?
- Il y a le spectacle ‘Vendrá de
Noche’ en parallèle de mes créations thématiques. C’est un récital
dans lequel je suis entouré de formidables
musiciens et dans lequel je chante des
extraits de ‘La nuit obscure’ ou du ‘Llanto’ et de nouvelles
chansons. La pièce ‘Yerma’ est déjà programmée : 35
représentations au Théâtre du Vieux Colombier, à Paris, du 20 mai au 29
juin. 'Le divan du Tamarit'
a été joué 25 fois. Il va
repartir en tournée à partir du mois d’octobre prochain jusqu’en
février, en France, avec
une incursion probable en Espagne
- Un projet d’enregistrement
d’album ?
-
J’enregistre ‘Le divan du Tamarit’ pour Virgin à Paris avec les
musiciens du spectacle et quelques invités prestigieux. Le disque
sortira juste avant la présentation de 'Yerma', à Paris, au mois
de Mai prochain.
- Merci Vicente, et à très bientôt !

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